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Jean-Michel Eymeri est l’auteur de nombreux ouvrages, en particulier sur la haute fonction publique et la scolarité à l’École nationale d’administration (« ENA »), désormais remplacée par l’Institut national du service public (dit, « INSP »).
Dans l’ouvrage Science politique et interdisciplinarité (2002) sous la direction de Lucien Sfez, M. Eymeri revient sur ses « trouvailles » relatives à l’étude des administrateurs civils1. En voici quelques-unes avec des commentaires.
La Hiérarchie entre le Concours Externe et les Autres Concours : Interne et Troisième Concours
« Lorsque l’on travaille à l’ENA, on découvre qu’il n’existe nulle part dans cette maison une liste des élèves et anciens élèves ventilée par origine de concours. Tout le monde la connaît bien sûr pour les deux promotions en cours de scolarité, mais ensuite la mémoire en est comme par hasard perdue2. Du coup, il est impossible d’établir le tableau statistique si simple consistant à mettre en rapport l’origine de concours d’entrée et le corps de sortie. Il m’a fallu un mois et demi de travail d’archives et d’inavouables complicités pour constituer cette liste des 5 106 élèves sortis de l’ENA depuis 1945 répartis par origine de concours. »
Les résultats sont explicites :
- 8,6 % d’internes à l’Inspection générale des Finances ;
- 14,9 % à la Cour des comptes ;
- 24 %dans la diplomatie ;
- 41 % à l’Inspection générale des affaires sociales ;
- 44,3 % dans le corps des administrateurs civils ;
- 62 % parmi les conseillers de tribunaux administratifs et
- 79 % pour les Chambres régionales des comptes.
« C’est précisément la hiérarchie de prestige des corps et l’ordre dans lequel ils sont choisis en fonction du rang de sortie. Le constat se passe de commentaire. »

Il convient de préciser que ce constat est identique pour les autres concours, comme celui des instituts régionaux d’administration (IRA)3.
Les élèves des IRA issus du concours externe sont nettement plus nombreux à être affectés en administration centrale (univers jugé plus prestigieux) qu’en administration déconcentrée et à plus forte raison en administration scolaire et universitaire. C’est l’inverse pour les élèves issus du concours interne.
En précisant que le phénomène est plus complexe qu’il n’y parait puisque pour le concours d’attaché d’administration, régulièrement, l’intégralité des places au concours interne ne sont pas pourvues.
Il existe donc, en moyenne, un différentiel de compétences et connaissances entre les sorties d’écoles et les candidats fonctionnaires ; au profit des premiers.
L’Absence de Réflexion sur les Autres Modes d’Accès aux Corps de l’INSP (ex-ENA)
Ce qui est aussi étonnant, notamment de la part d’un grand spécialiste de la fonction publique comme M. Eymeri, est l’absence de réflexion sur le tour extérieur des administrateurs de l’État (ex administrateurs civils).
Le tour extérieur présente quasiment autant de candidatures que le concours interne, mais à la différence du concours interne, l’ensemble des candidats se présentent effectivement aux épreuves. Autrement dit, le vivier y est nettement plus important4.
Ainsi, pour 2024, le tour extérieur proposait presque quatre fois plus de place que le concours interne de l’INSP :
- 525 candidats ont candidatés au tour extérieur, 214 ont été auditionnés par le comité de sélection, pour 76 lauréats ;
- Tandis qu’au concours interne de l’INSP, 548 agents publics se sont inscrits, mais seuls 297 candidats sont allés au bout des épreuves écrites. 48 ont été déclarés admissibles et 22 admis.
Le Système du Classement de Sortie de l’ENA est Injuste
L’auteur qualifie ce classement d’ « énorme mécanique », avec dix-sept épreuves aux notes et aux coefficients différents représentant (alors) un total théoriquement atteignable de 1 000 points.
Or, l’auteur constate tout d’abord une forte homogénéité dans les notations des épreuves écrites sur la centaine d’élèves d’une promotion. Selon lui, soixante-dix élèves se tiennent à l’issue des notations à un ou deux points les uns des autres. Il dénombre même une quarantaine d’ex aequo.
« Ramené à une moyenne générale sur vingt, cela représente 0,02 point d’écart entre les gens, ce qui n’a proprement aucun sens. »
Deux notes vont finalement se révéler véritablement discriminantes :
- La note de stages, qui représente 20 % du total de points et qui est évidemment tout sauf une épreuve anonyme. Une différence d’un point représente un différentiel de vingt points, soit quinze à vingt places selon l’auteur.
- L’oral de langues vivantes, où un point sur dix en représente sept au classement final. L’auteur y décèle l’une des sources les plus évidentes d’inégalités en raison de l’origine sociale5.
À l’évidence, la réforme du mode d’affectation de l’INSP a donc été une bonne chose. Ce constat vaut désormais pour le passé6.
Cependant, dans la sphère de la fonction publique d’État7, le classement de sortie demeure la règle pour les agents publics. Sans doute avec moins de conséquences sur la carrière que celui pratiqué autrefois par l’ENA.
La Spécificité du Corps des Administrateurs Civils (et des Attachés d’Administration de l’État…)
Pour l’auteur, les administrateurs civils (désormais « administrateurs de l’État ») sont un corps en termes juridiques, mais ils ne constituent pas un ensemble qui fait corps au sens sociologique :
- Ni sentiment subjectif d’appartenance (solidarité ou « esprit de corps ») ;
- Ni homologie des conditions matérielles d’existence ;
- Ni représentants ou chefs de corps qui le feraient exister en le représentant ;
- Ni action collective.
Voilà un corps qui ne fait pas corps.
A mon sens, c’est ici le caractère interministériel qui pose davantage question. Ce qui implique une forte diversité dans les missions poursuivies, les fonctions exercées et les ministères d’affectation (sans évoquer les opérateurs et organismes satellites).
Là encore, le corps des administrateurs civils partage ces spécificités avec celles des attachés d’administration : couteaux suisses de l’administration, souvent isolés dans des ministères très techniques face aux « corps maisons » : inspecteurs, ingénieurs, techniciens, professeurs, magistrats, militaires, policiers et gendarmes, professions de santé…
Il convient toutefois de nuancer ce constat s’agissant des administrateurs. Le corps dispose d’une association d’anciens élèves de l’INSP puissante8 et a bénéficié d’une très forte revalorisation indiciaire à l’occasion de la disparition des grands corps (voir l’article sur les rémunérations dans la haute fonction publique).
Sur le Quotidien du Travail en Administration Centrale
L’auteur est tout d’abord frappé par le fait que l’expertise se trouve à la base et que l’échelon de chef de bureau est bien souvent le dernier à maîtriser le fond des dossiers.
Au-dessus, du sous-directeur jusqu’au cabinet, les acteurs se situent dans le « méta », la coordination, l’animation, le commentaire, la négociation, l’arbitrage, le marketing pour vendre telle idée aux partenaires extérieurs et au ministre…
Un autre point-clé, ignoré de l’extérieur, est le petit nombre de hauts fonctionnaires en charge de secteurs économiques ou juridiques aux enjeux pourtant considérables :
« Bien souvent, une sous-direction, c’est-à-dire quatre à six énarques9, plus le double ou le triple de cadres A, gèrent un secteur économique entier. Par exemple, l’interface au sein de l’État de tout l’univers des assurances est assumé par une sous-direction au Trésor. Quant au secteur autoroutier, c’est un bureau à la Direction des routes à l’Équipement. »
Le phénomène est identique dans l’ensemble des ministères. Pour prendre l’exemple des affaires sociales : il suffit de se munir d’un organigramme et d’identifier qui est en charge de la Caisse nationale des allocations familiales, du financement de l’autonomie des personnes âgées, de l’indemnisation des chômeurs, du financement des retraites, de l’organisation du système de soins et de santé sur telle ou telle thématique…
« C’est là un phénomène saisissant quand on devient un familier de la machine étatique10. »

On est aussi frappé par les graves carences de la mémoire administrative :
« L’État, cette institution en charge de la continuité historique, a très mauvaise mémoire. Le turn over trop rapide des énarques sur les postes (trois à quatre ans en moyenne11) y est pour beaucoup, à la différence des hauts fonctionnaires allemands qui restent dix à quinze ans dans le même poste. Du coup, les énarques passent leur temps à refaire des notes rédigées par leurs prédécesseurs, à réinventer des solutions homologues à des problèmes similaires voire, ce qui n’est pas rare, des solutions identiques aux mêmes problèmes : cette dialectique du même et de l’autre est particulièrement intéressante. Ce que l’on appelle la « continuité de l’État » semble ainsi résider moins qu’on l’imagine dans une mémoire conservée que dans la continuité des enjeux à traiter et dans la continuité interpersonnelle des schèmes incorporés que les hommes de l’État appliquent à ces enjeux. »

L’auteur observe également le rôle spécifique des hauts fonctionnaires dans le travail d’administration centrale, à savoir celui de traducteur :
« Le rôle collectif des énarques des services consiste à mettre en forme les enjeux et les solutions techniques dans des catégories suffisamment générales, simples et politiques pour être compréhensibles par le ministre et son cabinet, et au-delà les journalistes et autres faiseurs d’opinion. En sens inverse, ils traduisent en mesures et en dispositifs concrets les discours et les orientations générales du politique. »
La Posture du Haut Fonctionnaire en Administration Centrale : Neutralité et Loyauté au Service d’une Nouvelle Forme d’Engagement ?
L’auteur constate enfin une redéfinition du caractère concret de la loyauté des administrateurs envers le politique.
« En résumé, du modèle classiquement weberien de la loyauté comme neutralité, on est en pratique passé à une définition de la loyauté comme devoir d’engagement12. »
Cet engagement implique que le haut-fonctionnaire ne se limite pas à proposer des solutions au cabinet du ministre, il émet des préconisations et il essaie de démontrer en quoi celles-ci permettraient de concrétiser un souhait ou une ambition gouvernementale.
« Dans une machine bureaucratique qui fonctionne au blocage et à la non-décision, si les intéressés ne s’investissent pas dans les dossiers dont ils ont la charge au point d’en faire une affaire personnelle, les dossiers « s’encarafent » et n’aboutissent pas. »
- Chapitre intitulé « Les gardiens de l’Etat. Une sociologie des énarques de ministère », pages 161-164, notamment disponible sur OpenEdition Books : https://books.openedition.org/psorbonne/80432 ↩
- Ce n’est pas tellement un hasard, mais plutôt un principe. Le lauréat du concours, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, devient un « énarque ». ↩
- Voir ici les travaux d’Olivier Quéré. ↩
- Il est également, structurellement, très différent : les lauréats du concours interne sont en général nettement plus jeunes que ceux issus du tour extérieur qui constitue plutôt la sanction d’un parcours déjà réussi, marqué par l’accès à des positions supérieures. ↩
- Ce point constitue de faire débat. En témoigne par exemple la demande formulée par le président du jury aux concours de l’INSP pour 2024 de « modifier radicalement l’épreuve d’anglais » qui constitue une note éliminatoire. « Plusieurs candidats remarquables, qui avaient fait forte impression aux jurys, ont été éliminés pour cette seule et unique raison. Je considère, comme la totalité du jury du concours 2024 que cette situation est absolument inacceptable. » ↩
- Le dernier classement de sortie est celui de la promotion Germaine Tillion (2021-2022)… annulé par une décision du Conseil d’État du 12 avril 2024. ↩
- Ce qui exclut donc l’École nationale de la magistrature (ENM), l’Institut national des études territoriales (INET) ou l’École des hautes études en santé publique (EHESP). ↩
- L’association « Servir » : https://www.serviralumni.com/fr/page/association ↩
- Cette proportion est celle des ministères économiques ou financiers, de l’Intérieur ou des Affaires étrangères. L’encadrement par les énarques est plus léger dans les directions techniques, voire parfois très rare. ↩
- Et c’est l’un des grands facteurs d’attractivité de la fonction publique, notamment en administration centrale : concevoir un projet de loi avec le cabinet ministériel, défendre ce projet de loi ministériel devant les services du Premier ministre, puis le Conseil d’Etat et enfin le Parlement. Être en interface avec des fédérations de professionnels, publics ou privés. Parler systématiquement en dizaines de millions ou en dizaine de milliards d’euros. Concevoir des stratégies de politiques publiques engageant la collectivité sur dix à vingt ans, parfois davantage. Voilà des éléments pouvant passionner n’importe quel individu intéressé par les politiques publiques. ↩
- Souvent moins, avec une durée sur les premiers postes de parfois tout juste deux ans. A ce propos, un livre intéressant est celui de Pierre Fournier, Quarante ans place Fontenoy, sur l’expérience d’un ancien rédacteur confronté à l’apparition des énarques et à cette nouvelle gestion des ressources humaines. Il convient de mentionner que le recours aux contractuels augmente cette volatilité, y compris chez les cadres A. ↩
- Cette neutralité dans l’engagement est aussi associée au système anglais, où le haut fonctionnaire est réputé travailler indifféremment de la majorité ministérielle. ↩