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La IIIe République est née des circonstances, dans un régime où le parlementarisme dispose de l’essentiel des prérogatives, mais demeure très fragmenté pour faire face à des enjeux considérables :
- Deux guerres mondiales et
- La plus grande crise économique de l’histoire contemporaine.
Événements induisant, à intervalles réguliers, une forte instabilité gouvernementale.
Dans cette période particulièrement troublée, la maitrise des enjeux budgétaires présente un caractère stratégique. Pour autant, en dépit de projets de réformes administratives esquissés avant la Grande Guerre, il faut attendre 1919 pour assister à la naissance de la direction du Budget.
Celle-ci est donc pleinement la « fille de la Grande Guerre » selon l’expression de Florence Descamps.
La création de la direction du Budget en 1919 : les objectifs et la méthode
Le travail de deux hommes : Georges Clemenceau et Louis-Lucien Klotz
Comme pour le ministère du Travail, le personnage clé est une nouvelle fois le président du Conseil Clemenceau. La mise en œuvre étant réalisée sous la supervision d’un ministre des Finances particulièrement important et connaisseur : Louis-Lucien Klotz.

Celui-ci a, en effet, été :
- Deux fois ministre des Finances avant la guerre,
- Rapporteur général du budget auprès de la chambre des députés,
- Président la commission du budget et des dommages de guerre à compter de 1915,
- Enfin, ministre des Finances en septembre 1917.
Comme ministre des Finances, il est également entré dans l’histoire comme l’un des cinq signataires français du traité de Versailles, avec :
- Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre ;
- Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères ;
- André Tardieu, ministre des Régions libérées et
- Jules Cambon, ambassadeur de France1.
Un travail mené en commissions parlementaires de 1917 à 1918
La première commission parlementaire, à l’initiative de Louis-Lucien Klotz, est présidée par le sénateur Justin de Selves. Celle-ci travaille au contrôle de l’exécution budgétaire avec des experts en finances publiques comme le professeur de droit Gaston Jèze.
La seconde est présidée par Louis Courtin2 et est consacrée à la réorganisation de l’administration centrale des finances.
Ces deux commissions proposent la création d’une direction du Budget indépendante et spécialisée afin de pouvoir piloter plus efficacement3 la dépense.
Un pilotage déjà mis en œuvre au Royaume-Uni et une prise de conscience internationale de la nécessité d’un pilotage budgétaire
Le Treasury britannique dispose déjà d’une ancienneté remarquable avec une centralisation des dépenses et un fort pouvoir budgétaire.
Le système français entend donc réaliser une forme de rattrapage sur le modèle britannique.
Ce rattrapage est toutefois relatif :
- L’Allemagne présente une trajectoire semblable à la France avec la création en 1919 d’un ministère des Finances centralisé, le : Reichsministerium der Finanzen ;
- De même, les États-Unis créent leur Bureau of the Budget via le Budget and account Act en 1921.
De discussions relativement rapides4 aboutissant à la loi du 21 octobre 1919
Le ministre Klotz dépose donc un projet de loi avec un article portant création d’un emploi supplémentaire de directeur (d’une manière similaire, encore une fois, à la création du ministère du Travail)5, mais la commission du budget repousse quatre fois le projet. En effet, le rapporteur à la chambre des députés, Albert Grodet, plaide pour des économies budgétaires et la suppression de postes de cadres6.
L’article du projet de loi est finalement voté le 17 octobre 1919 après un amendement du député Paul Laffont. Celui-ci propose un compromis par la création de deux directions « simples » en lieu et place de directions générales :
« L’inspecteur général des finances, contrôleur des dépenses engagées au ministère des Finances, aura le grade de directeur à l’administration centrale de ce ministère. »
La loi du 21 octobre 1919 portant ouverture et annulation de crédits sur l’exercice 1919 constitue l’une des dernières lois du gouvernement d’Union nationale de Clemenceau. Elle est publiée au Journal officiel le lendemain.
Les élections législatives se tiennent moins d’un mois après la publication, le 16 novembre.
L’organisation du nouveau ministère des Finances après la loi d’octobre 1919
La publication rapide de deux décrets en novembre 1919
Dans les jours qui suivirent le vote et la publication de la loi, le Gouvernement fait paraître deux décrets matérialisant cette transformation du ministère des Finances :
- Le décret du 7 novembre 1919 modifiant le décret du 1ᵉʳ décembre 1900 concernant l’organisation centrale du ministère des Finances (publié au Journal officiel du 16 novembre 1919)7 et
- Le décret du 15 novembre 1919 modifiant le nombre et les attributions des bureaux de l’administration centrale du ministère (également publié au journal officiel du 16 novembre).
L’administration centrale est alors composée selon une structuration rappelant l’organisation actuelle, à l’exception des commis et expéditionnaires8 :
- Directeurs,
- Chefs de service,
- Sous-directeurs,
- Chefs de bureau,
- Adjoint aux chefs de bureau,
- Rédacteurs principaux9,
- Rédacteurs ordinaires,
- Commis principaux ou commis d’ordre et de comptabilité,
- Expéditionnaires principaux et expéditionnaires.
À ces agents administratifs s’ajoutent quelques traducteurs, des agents d’entretien, deux douzaines d’agents de service et de sécurité et près de 260 huissiers, gardiens de bureau, concierges, ordonnances ou assimilés.
L’insertion de la direction du budget dans le ministère des Finances
La création de la direction du Budget est réalisée à moyens constants, comme pour le ministère du Travail en 1907.
Deux bureaux de la direction générale de la Comptabilité publique, déjà chargés avant 1914 d’établir le budget, sont désormais érigés en direction indépendante : soit une vingtaine d’agents.
Le nouveau directeur est Georges Denoix10. Il restera en poste jusqu’à sa mort en 1925.
Les missions de cette nouvelle direction du budget :
Les missions de la nouvelle direction sont les suivantes :
- La réalisation de tous les : « travaux liés à la présentation aux Chambres du Budget de l’État » ;
- « Le contrôle général de la marche des dépenses publiques de l’État »,
- « L’étude de tous les projets ayant une répercussion sur les finances de l’État », notamment les rémunérations, traitements et retraites des personnels civils et militaires11 ;
- Le contrôle des règles d’engagement des dépenses et de l’emploi des crédits.
Une direction du budget qui demeure encore peu outillée et qui ne dispose pas de l’autorité suffisante pour faire voter le budget
Les premières années sont difficiles pour la direction du Budget, car elle ne dispose d’aucun moyen de coercitions sur les ministères.
Ce faisant, ses missions sont encore très teintées « comptabilités publiques ».
Il faut encore attendre quelques années avant de permettre à la direction du budget de verrouiller les dépenses publiques, par la loi du 10 août 1922 relative à l’organisation du contrôle des dépenses engagées, dite « Marin ».
Le vote de la loi « Marin »
Le ministre des Finances Joseph Caillaux12, lui-même inspecteur général des finances, avait proposé plusieurs mesures en 1914, sans succès :
- Le contrôle a priori de la direction chargée du Budget ;
- Le visa sur toutes dépenses ministérielles ;
- La création d’un corps de contrôleurs dédiés.
C’est finalement à Charles de Lasteyrie, nouveau ministre des Finances (1922-1924) et également inspecteur général des finances, qu’il revient de réussir cette réforme avec le rapporteur général du budget de la Chambre… Louis Marin.

La loi du 14 août 192213 constitue une petite révolution dont les éléments perdureront jusque dans les années 2000 :
- L’article 1er crée d’abord un corps de contrôleurs placé auprès de chaque ministère ;
- L’article 3 précise que la comptabilité élaborée par ces contrôleurs est transmise mensuellement au ministre de l’Économie et des finances, et une fois par an aux chambres ;
- L’article 4 formalise la procédure d’avis sur tous les projets de loi, décrets, arrêtés, contrats, mesures ou décisions ayant un effet budgétaire ;
- Enfin, l’article 5. L’arme juridique tant attendue par les budgétaires français d’alors : le « verrou budgétaire ». Toute dépense est soumise au visa de ces contrôleurs :
« Si les mesures proposées lui paraissent entachées d’irrégularité, le contrôleur refuse son visa. En cas de désaccord persistant, il en réfère au ministre de l’Économie et des Finances.
« Il ne peut être passé outre au refus du visa du contrôleur que sur avis conforme du ministre de l’Économie et des Finances. Les ministres et administrateurs seront personnellement et civilement responsables des décisions prises sciemment à l’encontre de cette disposition. »
Pour matérialiser cette reprise en main budgétaire, le gouvernement Painlevé nomme, en 1925, un ministre exclusivement chargé des questions budgétaires : Georges Bonnet14.
Parallèlement, un nouveau directeur du Budget est nommé, Pierre Fournier (1925-1929). Il s’agit (évidemment) d’un inspecteur général des finances, mais également de l’ancien directeur adjoint de Georges Denoix. Il devient le plus jeune directeur du Budget du XXe siècle (33 ans)15.
La crise de 1929 et ses suites : la politique de déflation budgétaire
Le début des années 30 est marqué par les difficultés financières, budgétaires, politiques et institutionnelles.
Alors que la crise financière et budgétaire s’installe, la direction du budget se constitue en véritable outil de gestion et de pilotage des dépenses publiques.
La politique du « rabot » fait ainsi son apparition avec les décrets-lois de 1934, rapidement suivis des décrets-lois de 1935 – dits « Laval-Régnier ». Par ailleurs, la direction du budget accentue son contrôle en matière de gestion des personnels civils et militaires16.
Les directeurs à se suivre : Erik Haguenin, de 1932 à 1935 et Yves Bouthillier, de 1935 à 1936 incarnent cette politique de rigueur budgétaire jusqu’à l’arrivée de Léon Blum et du Front Populaire.
Mais, c’est une autre histoire…
Pour aller plus loin :
Voici trois articles de Florence Descamps dont on retrouvera ici des sources d’inspiration :
- Descamps, Florence. « Le grand réveil de la Cour des comptes (1914-1941) : du jugement des comptes au contrôle de la gestion des administrations ». L’invention de la gestion des finances publiques. Volume II, édité par Philippe Bezes et al., Institut de la gestion publique et du développement économique, 2013.
- DESCAMPS Florence, « Une réforme structurelle au ministère des finances en temps de crise : la partition de la direction de la comptabilité publique et du budget en 1919 », Revue française d’administration publique, 2022/3 (N° 183), p. 707-722. DOI : 10.3917/rfap.183.0066.
- DESCAMPS Florence, « Du verrou au sextant. Outils de gestion, outils de pouvoir. La direction du Budget et le contrôle de la dépense publique 1919-1974 », Gestion & Finances Publiques, 2019/1 (N° 1), p. 116-123. DOI : 10.3166/gfp.2019.00019.
- Secrétaire général des affaires étrangères et frère de l’influent Paul Cambon, alors ambassadeur de la France au Royaume-Uni. Personnages que l’on peut notamment retrouver dans l’ouvrage Les somnambules de Christopher Clark. ↩
- Polytechnicien, inspecteur des finances, puis président de chambre à la Cour des comptes de 1903 à 1924. ↩
- Et parfois, plus simplement, connaître la dépense publique. Le manque de suivi budgétaire fut en effet l’une des grandes difficultés comptables de la Première guerre mondiale. ↩
- Au regard des standards de la IIIe République. ↩
- Les créations de postes sont aujourd’hui à la main de l’Exécutif et ne donnent plus lieu à discussion au Parlement. Il n’en était rien sous la IIIe République avec un Parlement empiétant très largement sur les prérogatives du Gouvernement s’agissant de l’organisation et de la gestion de la fonction publique. ↩
- Sur les débats parlementaires et le « fonctionnariat », je ne peux que vous conseiller de suivre et lire les travaux d’Emilien Ruiz. ↩
- Les dispositions du décret couvrent l’organisation de l’administration des finances, fixe les emplois, mais également les rémunérations. Un tel détail est symptomatique de la gestion parcellaire et protéiforme de l’administration sous la IIIe République. Le décret allant jusqu’à lister le nombre de sous-chef de bureau (88). ↩
- Sauf à faire figurer ici les actuels secrétaires administratifs et adjoints administratifs. ↩
- Le terme de « rédacteur » peut encore être utilisé dans quelques administrations centrales, mais il demeure rare. Il est désormais plus souvent question de « chargé de mission ». ↩
- Il était auparavant directeur adjoint, chargé de la supervision des bureaux budgétaires. ↩
- La direction du budget précède de quelques décennies la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) dans le pilotage de la politique salariale et, ce faisant, la politique de ressources humaines interministérielles de l’Etat – encore balbutiante. ↩
- Évidemment connu comme le créateur de l’impôt sur le revenu français, mais également pour l’assassinat de Gaston Calmette, directeur du Figaro par sa femme, Henriette. ↩
- Comme les très grandes lois de la IIIe République, elle est directement disponible sur Légifrance. Alléluia ! Mais pour ceux qui ne savent lire un texte de la IIIe que sur Gallica, voici le lien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64423339/f2.item ↩
- Appelé à se compromettre ultérieurement avec le régime de Vichy. ↩
- Celui-ci deviendra par la suite sous-gouverneur (1929), puis Gouverneur de la Banque de France (1937-1940), avant de devenir président de la SNCF à compter de 1940. C’est notamment lui qui sera chargé d’évacuer les 2 500 tonnes de la Banque de France du port de Brest en 1939. Rappelons que la France n’a pas fait défaut en 1940 et qu’elle disposera de ce stock à la Libération. ↩
- Comme précisé plus haut, la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) n’existe pas encore… ↩

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