L’Étrangeté Française de Philippe D’Iribarne (2008)

Pyramide du Louvre

Temps de lecture : 11 minutes.

Ce livre de Philippe d’Iribarne me semble être, avec quelques autres1, utile à la compréhension de la société française.

La grille de lecture proposée dans l’ouvrage trouve également une application concrète dans l’étude du modèle de fonction publique française.

En effet, plusieurs points soulevés dans l’ouvrage se retrouvent à l’évidence dans notre fonction publique :

  • La hiérarchie : les grandes écoles, les statuts, le corporatisme… avec, en conséquence :
    • Une faible autonomie des premiers échelons de travailleurs, qui implique (en retour) des formes d’insubordinations ;
    • Des rigidités dans les conditions de travail et la fixation des rémunérations ;
  • Une prescription sociale très forte et des valeurs ancrées dans un idéal de noblesse (désintéressement, pureté…) :
    • Ce qui implique une sphère privée plus réduite que dans le modèle anglo-saxon2 ;
    • Une valorisation des métiers et des fonctions jugées nobles, au détriment des tâches opérationnelles.

La Contradiction du Mythe Français : l’Égalité et la Grandeur

Une Conception Individualiste et Aristocratique de la Liberté

La conception anglo-saxonne de la liberté est intimement liée à celle de propriété. Lock parle ainsi du droit de propriété de l’homme sur sa vie, sa liberté et ses biens.

En Allemagne, le sujet d’une communauté est libre par et pour son appartenance à la communauté.

En France, la conception de la liberté possède les traits de la noblesse, de la grandeur. Alexis de Tocqueville oppose ainsi : « les mâles et fièvres vertus du citoyen » aux « basses complaisances de l’esclave »3.

Même Benjamin Constant est sensible à ce parallèle :

« Ce n’est pas au bonheur seul, c’est au perfectionnement que notre destin nous appelle. »

« La liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait donné. »

D’ailleurs l’opposition entre l’homme libre et l’esclave est une position sociale en même temps que politique. La grandeur attachée à la liberté contraste avec l’avilissement, l’abrutissement, la « dégradation morale » (Marx) de l’esclave, souvent vu comme responsable, ou au moins complice de sa condition (La Boétie).

Une Société Imprégnée par les Valeurs de la Noblesse : la Pureté et la Distinction

Le Panthéon (ici, la cérémonie de transfert du cœur de Gambetta) et la Légion d’honneur incarnent cette noblesse républicaine française.
Le Panthéon (ici, la cérémonie de transfert du cœur de Gambetta) et la Légion d’honneur incarnent cette noblesse républicaine française.

Pour l’auteur, il n’existe pas une, mais deux « noblesses » françaises :

  1. La noblesse spirituelle ou cléricale, qui échappe à la bassesse du quotidien : la pensée, l’art, les idées transcendantes… À l’évidence, le domaine des enseignants ;
  2. La noblesse qui prolonge son existence au-delà de la mort : par la gloire ou par l’héritage (la lignée). Il s’agit là de la noblesse aristocratique ou bourgeoise, plus traditionnelle.

Cette noblesse (traditionnelle ou intellectuelle) est conçue en opposition à la souillure, la perversion. Pour Philippe d’Iribarne, Marcel Proust incarne à merveille cette conception. Le noble est pur, détaché des « bas calculs » comme du « monde des riches ». Sans égard pour le confort de sa situation (qui est pour Proust une évidence), seules importent les valeurs religieuses et spirituelles :

« À côté de celle d’un grand artiste, l’amabilité d’un grand seigneur, si charmante soit-elle, à l’air d’un jeu d’acteur, d’une simulation. »

La réussite n’est conçue comme respectable que si elle est obtenue « sans courber l’échine et sans en faire trop état ».

Une Contradiction Profondément Ancrée

Pour les Américains, c’est avant tout le pêché qui souille et cherchez à se distinguer du commun est perçu comme une forme d’arrogance peu démocratique. Pour les français, il s’agira du déshonneur ; la pureté relève d’un registre social.

« L’histoire des sociétés européennes est marquée par un double héritage éthique. À un héritage antique, grec et romain, se superpose un héritage biblique, et au premier chef évangélique. (…) L’un célèbre la grandeur et la magnanimité, l’autre l’humilité. L’un distingue radicalement les devoirs propres aux divers états de vie, l’autre soumet les humbles et les puissants aux mêmes devoirs. »

Pris dans une sorte de symbiose conflictuelle entre le désir de grandeur et l’idéal d’égalité, la France vit aujourd’hui dans une contradiction permanente.

Un Modèle Social Hiérarchique : Peu d’Autonomie, Beaucoup d’Insubordination

Le Corporatisme Français

Les français valorisent les métiers par ce qu’ils impliquent, leur « logique interne ». Quand on exerce un métier, on s’inscrit dans un corps, une corporation4. Et, plus le métier est jugé noble, plus il implique de responsabilités.

L’exemple le plus symptomatique est évidemment la création française de la catégorie de « cadre », conçue comme étant un sachant et un manager.

Toutefois, pour l’auteur, ces distinctions et cet ordonnancement des corps et des métiers pèsent peu dans la compétition économique mondiale. Ils génèrent même une forme de frustration devant la réalité.

Une Conception du Devoir Parfois Jusqu’au boutiste

La France représente tout à la fois un modèle très hiérarchique et une représentation vivante d’une forme de rébellion perpétuelle.

Pour l’auteur, cela tient à des conceptions de l’autonomie et du devoir particulières :

  • Les salariés français (ou agents publics) disposent en général d’une moindre autonomie, par une très forte hiérarchisation (alimentée par le corporatisme énoncé plus haut) ;
  • Pour autant, les salariés ne se sentent pas « à la disposition de l’employeur », mais plus souvent investis d’une forme de devoir, lié à leur expertise. Dans ce cadre, leur avis devient la règle5. L’exemple topique est celui de l’agent public qui défend « le service public ».

Ce qui est parfois du « jusqu’au-boutisme »6 dans la conception du métier tranche avec l’art du compromis allemand.

Le Refus de la Subordination

« Puisqu’il faut servir, je pense que vaut mieux le faire sous un lion de bonne maison, et qui est né beaucoup plus fort que moi, que sous deux cents rats de mon espèce. » Voltaire.

Ce refus de la subordination porte sur :

  • Le rapport au travail : qui ne doit pas être « abaissant », « indigne »… À rebours du système contractuel américain, où toutes les relations de travail sont envisageables ; en France, un modèle de valeurs s’impose.

À cet égard, dans le rapport au travail, les américains et les français seraient également différents pour l’auteur : le salarié français installe un système de valeurs à sa prise de poste7, tandis que l’américain… attend les ordres.

  • Le rapport au client est aussi très différent. « Se vendre » est perçu comme une forme de soumission dégradante et les préjugés sont forts à l’égard des commerciaux ;
  • Un tropisme pour la fonction publique8, qui porte en elle l’idée de « mission », de « valeurs », d’une « noblesse d’État ».
  • Enfin, le rapport aux règles est singulier : les français ont la réputation de « jouer avec les règles », quand la tradition anglo-saxonne est nettement plus rigoureuse.

Un Marché du Travail Inefficient et Rigide

Le Marché du Travail « Classique » et le Droit des Contrats

Dans le modèle capitaliste classique, comme aux États-Unis, la liberté du travail et la liberté des contrats vont de pair. Ce faisant, le syndicalisme y tient une place importante puisqu’il permet de fédérer les travailleurs pour peser dans la négociation collective.

Par ailleurs, le système syndical, hérité du New Deal et de la loi Wagner de 1935, repose sur le principe d’un syndicat unique, celui majoritaire.

La France s’est construite par opposition aux corporations, avec la célèbre loi Le Chapelier du 14 juin 1791. La Révolution s’est construite sur des idées très libérales, où chacun est l’égal de l’autre. En conséquence, les différents ordres et corporations n’y ont plus de place9 et le syndicalisme n’a jamais eu la force de ses homologues anglo-saxons.

Pour autant, malgré ces principes républicains (et comme on l’a vu précédemment), les idées de rang, de statut… demeurent fondamentales. Jusqu’à former de nouveaux « privilèges ».

Des Rémunérations Déconnectées des Résultats

Pour l’auteur, les rémunérations salariales françaises sont essentiellement déterminées par des grilles10 et très peu selon des critères de performance.

Il n’y a pas de logique de marché dans le calcul des rémunérations françaises.

Les économistes évoquent ainsi une « rigidité des salaires », ce qui implique peu de dispersion salariale pour un même emploi. Cet effet serait particulièrement néfaste sur les emplois les moins qualifiés11.

Deux valeurs rentrent en compte chez le travailleur : la valeur de statut et la valeur de marché. Si la seconde est supérieure à la première, tout va bien. Dans le cas inverse (cadre de cinquante ans, jeune sans diplôme et sans expérience…), le travailleur est bloqué ; d’où le chômage de longue durée.

Une Préférence pour le Chômage12

Pour l’auteur, les français portent un regard trop dur sur les emplois peu qualifiés, jugés « indignes »13.

« L’affirmation selon laquelle le chômage global n’a rien à voir avec des questions de flexibilité, et donc avec le rôle des questions de statut, n’est guère crédible. Les comparaisons internationales montrent bien que là où le marché du travail est  »flexible », un faible niveau de chômage, et spécialement un faible niveau de chômage de longue durée, coïncide sans mal avec un haut niveau d’emploi et une durée du travail élevée. »

Une Remise en Cause Progressive du Management « à la Française »

Une usine française d’obus (il y a quelques temps).
Une usine française d’obus (il y a quelques temps).

La situation économique se dégradant après les trente glorieuses, c’est toute la politique manageriale, paternaliste et laxiste qui a dû être repensée. (…) Tout un ensemble de politiques sociales invisibles se sont retrouvées subitement remises en cause.

Avec la compétition économique, de nouvelles modalités de recrutement et de gestion des salariés sont apparues. La pression sur les salariés s’est intensifiée, avec un pilotage par objectif, davantage de flexibilité dans les conditions d’emplois (y compris en termes de disponibilité horaire) et une plus grande dispersion salariale. Pour l’auteur, ce chemin n’est pas terminé.

La France et le Déni de la Mondialisation

Pour Philippe d’Iribane, il est impossible de concilier :

  • Une compétition économique intense et mondialisée ;
  • La réduction du chômage et
  • La préservation des « acquis sociaux ».

Pour autant, une transition vers un modèle libéral anglo-saxon n’apparaît pas non plus naturelle ou évidente. Le marché n’est pas conçu en France comme neutre ou impartial comme dans les théories libérales.

« L’avènement au sein d’une société de statuts et de rangs, d’une économie de marché progressivement libérée de toute entrave est au cœur de la crise du  »modèle social français ». Les dégâts sociaux provoqués par la pression du marché incitent à s’arc-bouter bec et ongles sur la défense des statuts. Simultanément, quand les droits acquis apparaissent comme autant de privilèges qui entravent un bon fonctionnement de l’économie, les combats jusqu’au boutistes menés pour les défendre incitent à penser qu’il n’est de salut que dans le marché. Échapper à ce cercle vicieux suppose de renoncer à la fois à la sacralisation (on pourrait dire l’idolâtrie) et du marché et du statut. »

L’auteur appelle d’abord à une prise de conscience sur l’efficacité de l’économie de marché et de la politique concurrentielle. Pour autant, il considère que le modèle libéral anglo-saxon est une impasse, en particulier en France où le besoin de protection sociale est une demande politique fondamentale.

Il convient donc de trouver un équilibre entre le modèle français, que l’auteur considère comme globalement inefficient, et un modèle néolibéral abandonnant toute politique sociale.

Une Méritocratie Scolaire Devenue Insupportable pour une Majorité de Français

Salle de classe de l’école Lavoisier (en 1921).
Salle de classe de l’école Lavoisier (en 1921).

Le système éducatif français est connu pour ses spécificités :

  • Un enseignement supérieur à deux vitesses :
    • L’université, principalement intéressée par la recherche et l’enseignement, et
    • Les grandes écoles, où seul importe la difficulté du concours d’entrée14 : « une fois le concours passé, l’essentiel est fait » ;
  • Une hiérarchie subtile marquée par un dédain pour les filières techniques et pratiques ;
  • Un rôle trop important de la formation initiale sur la formation professionnelle ou continue : les titres scolaires façonnent plus qu’ailleurs les inégalités sociales ;
  • Un dédain assumé pour les filières techniques et pratiques, initiales (l’apprentissage15) comme continues ;
  • Une grande méfiance pour cette machine à trier perçue par beaucoup comme profondément injuste et constituant « un instrument de perpétuation des classes supérieures ».

La volonté égalisatrice française n’accepte plus la hiérarchisation des parcours scolaires, assimilée à une différence de  »rangs », de dignité. Il n’y a en fait qu’en France où la question de la dignité est restée une question de rang social ; elle n’est toujours pas inhérente à la personne humaine… d’où la passion égalitaire et la crispation contre tout syndrome élitiste.

Pour l’auteur, le monde de l’éducation a suivi lors des dernières décennies une évolution contraire à celle du monde du travail : avec une revendication de radicale égalité, de remise en cause des élites.

La France et l’Immigration

Le Rejet du Modèle Libéral Anglo-Saxon

Les sociétés libérales anglo-saxonnes se conçoivent par une égalité formelle (politique et juridique), mais de profondes différences économiques, sociales, culturelles, religieuses… Ces divergences sont renvoyées à la sphère privée.

Cette grande tolérance vis-à-vis des différences plus ou moins marquées entre les individus est associée à une solidarité publique nettement plus faible. Et, lorsqu’elle s’exprime, c’est d’abord entre des individus semblables, au sein d’une même communauté.

Ce modèle montre aujourd’hui ses limites. Il favorise l’exclusion, le racisme, la ségrégation, le communautarisme.

Si la société française conçoit une séparation des sphères privées et publiques, elle n’est pas pour autant prête à une hétérogénéité libérale qu’elle perçoit comme hypocrite. Le combat pour l’égalité en France est moins politique que social ; les mêmes droits pour tous ne valent rien si les distinctions sociales restent marquées. Les  »ghettos » américains, comme les  »gates communities » (villes fermées regroupant les classes aisées) sont jugés avec mépris, indignation ; l’objectif est au contraire la  »mixité sociale ». Parler d’ethnie, de race… c’est immanquablement commettre une stigmatisation inacceptable.

Une Sociabilité Marquée par les Hiérarchies

La société française est égalitariste s’agissant des conditions de vie, mais elle n’en est pas moins marquée par une hiérarchie très forte. Les « manières » d’un individu révèlent son appartenance ou non à une catégorie sociale.

 « Le statut social de chacun n’est pas perçu comme une sorte d’enveloppe contingente, revêtue de manière transitoire et dont il est fort possible qu’elle change bientôt du tout au tout, ou du moins comme quelque chose qui n’atteint pas l’essentiel de sa personne. Il est plutôt vu comme une sorte de caractère indélébile marquant son être même, caractère que seules des circonstances exceptionnelles seront susceptibles de modifier, et qui détermine la manière dont il convient d’être traité. »

Contrairement aux modèles anglo-saxons, le français se considère comme responsable de l’autre : de son sort, comme de son comportement. Il cherche en l’autre, un semblable.

En conséquence, le modèle français d’intégration implique de la part de l’étranger une forme d’allégeance. L’intégration ou assimilation n’est pas seulement politique, elle est aussi sociale. L’étranger doit devenir « indiscernable ».

Lorsque le processus d’intégration échoue, c’est donc aussi un échec social. Or, la société française est particulièrement normative en matière de comportements sociaux et assigne à chacun une place. L’absence de maitrise de ces « codes »16 et le souhait de certains immigrés de rester fidèle à leurs racines est ainsi souvent perçu très négativement.

  1. On peut y joindre l’Esprit de Cour de Norbert Elias, par exemple.
  2. Comme on le verra plus loin, le français n’est pas indifférent au mode de vie de son prochain.
  3. La grandeur attachée à la liberté est régulièrement, dans la pensée française, opposée à l’esclave, plus ou moins complice de sa condition (La Boétie).
  4. La thèse d’Iribarne revient régulièrement sur l’idée que le fond des valeurs françaises est encore imprégné de monarchisme.
  5. D’autant que la hiérarchie française n’a que très peu d’égard pour l’exécution. Le salarié français doit donc répondre à beaucoup d’injonctions, mais il détient une parcelle d’autonomie dans cette exécution, qu’il est le seul à maîtriser.
  6. Selon l’expression de l’auteur.
  7. Comment doit-il se conduire ? À quoi doit-il obéir et comment ?…
  8. Ce constat est probablement à nuancer aujourd’hui, compte tenu des travaux de France stratégie sur l’attractivité de la fonction publique par exemple (voir l’introduction au rapport de France stratégie sur l’attractivité de la fonction publique).
  9. Ce « mythe » de l’égalité entre les citoyens se retrouve dans le traitement des minorités régionales, sexuelles, issues de l’immigration… La France ne reconnaît que des « citoyens ». Au risque de parfois nier le réel.
  10. Dans la fonction publique comme dans les conventions collectives privées.
  11. Le risque est plus grand que l’employé ne donne pas satisfaction, compte tenu des faibles compétences. Inversement, le bon employé n’est pas incité à améliorer sa productivité.
  12. L’expression est évidemment celle de Denis Olivennes, mais Philippe d’Iribane s’en rapproche.
  13. On objectera que les individus porteurs de ces visions libérales et mécanistes du marché du travail sont également les moins concernés par leurs conséquences. Ils n’auront pas à subir un travail peu qualifié, peu rémunéré et avec peu de perspectives professionnelles et sociales.
  14. Plus le concours d’entrée est difficile, plus l’école est prestigieuse. Peu importe le contenu réel des enseignements.
  15. On peut toutefois souligner la profonde transformation initiée par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, dite Pénicaud, de 2018. Toutefois, le développement de l’apprentissage a été particulièrement fort dans l’enseignement supérieur.
  16. Voire le refus de les appliquer. La très forte hiérarchie de la société française étant considérée comme injuste, pouvant être perçu comme un « exercice de domination ». Par ailleurs, cette hiérarchie tend, notamment dans les métropoles, à se superposer aux origines immigrées de certains travailleurs.

Pyramide du Louvre

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