Réflexions notamment issues de l’ouvrage Quel avenir pour le modèle juridique français dans le monde ? (2000) sous la direction de M. Rémy Cabrillac.
Un Droit Codifié
Le Symbole Constitué par le Code Civil
Pour Rémy Cabrillac1, le code civil est l’emblème du droit français sur la scène juridique mondiale. Il incarne la permanence, l’esprit de synthèse, la clarté… en un mot : « l’accessibilité » du droit français.
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Pour autant, en dépit d’une permanence de façade, le droit civil évolue fortement, y compris par l’action jurisprudentielle.
« La réalité du droit français des obligations, par exemple, ne se trouve plus dans les seuls articles du Code civil, mais aussi dans les méandres des décisions de la Cour de cassation, ce qui brouille singulièrement la perception du modèle. »
Le modèle français n’en demeure pas moins une source de référence dans de nombreux pays. À la fois par l’attachement à la culture française, mais aussi par la volonté de disposer d’un contrôle modèle au système anglo-saxon dominant.
Les Atouts du Droit Français
Au-delà des postures, le droit français présente plusieurs avantages :
Il est très évolutif (l’auteur cite l’exemple du PACS) ;
Son style législatif est unique et constitue un équilibre entre la technique juridique et la compréhension générale, entre les grands principes et le détail ;
Enfin, le droit français est teinté d’humanisme et conjugue toujours l’utilité avec la notion de justice2 (en témoigne l’importance du droit précontractuel français).
La Dualité de Juridiction
Un Principe Né Sous l’Ancien Régime
Dès 1641, l’Édit de Saint-Germain en Laye de Louis XIII interdit aux cours judiciaires de se saisir des affaires administratives. Le mouvement est alimenté par les légistes monarchiques et vise à préserver l’autorité du Roi face à la noblesse.
Dis clairement : le Roi contrôle l’action de l’administration ; le juge règle les litiges entre particuliers et sanctionne les infractions.
Le Maintien de la Dualité au Nom de la Souveraineté Nationale et de la Séparation des Pouvoirs
La Révolution française maintient le principe, au nom cette fois de la souveraineté nationale, exprimée au sein de l’Assemblée nationale.
La loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, en ses articles 10 à 133, distingue les fonctions judiciaires et administratives et interdit aux juges toute immixtion dans les fonctions législatives et exécutives.
La loi de 1790 doit beaucoup à Jacques Guillaume Thouret. Source : Gallica, BNF
Le décret du 16 fructidor an III (1795) réitère ensuite l’impossibilité pour les tribunaux de juger les actes de l’administration.
La Constitution du 22 frimaire an VIII (1799, relative au Consulat) prolonge le principe en empêchant le juge judiciaire de poursuivre un fonctionnaire, sauf à ce que le Conseil d’État le décide.
Enfin, par le décret du 11 juin 1806, une commission du contentieux est créée au sein du Conseil d’État4. En 1864, le recours pour excès de pouvoir est facilité et le juge se voit autoriser à réaliser les premiers contrôles de légalité.
La Consécration de la Juridiction Administrative Sous la IIIe République
L’article 9 de la loi du 24 mai 1872 portant réorganisation du Conseil d’État maintient la séparation des juridictions, malgré de vifs débats. La loi dispose ainsi que :
« Le Conseil d’État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative, et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoir formées contre les actes des diverses autorités administratives. »
Le juge administratif, par l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889, impose sa compétence en l’absence de texte et rappelle qu’il juge, conformément à la loi précitée du 24 mai 1872, « en dernier ressort ». Ce faisant, le Conseil d’État abandonne la théorie dite du « ministre juge » et se délie du pouvoir exécutif. Le voilà indépendant, souverain.
Une Constitution Écrite et la Garantie de Droits Fondamentaux
La Révolution Française Inaugure le Mouvement Constitutionnaliste Français
En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait la part belle à la Loi, expression de la souveraineté nationale, tout en énumérant les droits de l’homme de première génération.
Le 3 septembre 1791, s’ensuivit la première Constitution française écrite.
Pour autant, il faudra attendre près de deux siècles pour qu’un contrôle constitutionnel se mette en place. À titre de comparaison, dès 1803, la Cour suprême américaine, dans la célèbre décision « Marbury contre Madison », introduit le contrôle constitutionnel.
Le Long Chemin Vers l’Émergence d’un Juge Constitutionnel
La Constitution du 4 octobre 1958 crée le régime de la Ve République et institue le Conseil constitutionnel.
Toutefois, les premières décisions du Conseil constitutionnel sont particulièrement rares. Malgré la décision du 16 juillet 1971 intégrant dans le « bloc de constitutionnalité » le Préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le contrôle constitutionnel est épisodique.
De 1958 à 1974, le Conseil constitutionnel rend seulement neuf décisions sur la constitutionnalité de mesures législatives.
Grace à Valéry Giscard d’Estaing, un tournant est pris en 1974. Source : La Documentation française.
Il faut attendre 1974 et la possibilité d’une saisine de droit pour l’opposition parlementaire, voulue par le nouveau président de la République, pour que le juge constitutionnel voit son rôle s’accroître.
À compter de 1974, une trentaine de décisions sont ainsi rendues par an sur la constitutionnalité des lois. Ce nombre est néanmoins particulièrement faible par rapport aux autres démocraties libérales.
La création en 2010 d’une « question prioritaire de constitutionnalité » constitue indéniablement une véritable révolution libérale dans le système juridique français. Révolution tempérée toutefois par un système de filtre des cours juridictionnelles : Conseil d’État et Cour de cassation5.
La Contestation du Modèle Français
Des Transformations Multiples
Le droit français, comme probablement tous les droits nationaux européens, fait l’objet d’une profonde métamorphose. Plusieurs dynamiques sont à l’œuvre :
L’essor du droit international, notamment en matière commerciale, environnementale, fiscale… et des droits fondamentaux ;
Le rôle accru du droit de l’Union européenne ;
Une place plus importante pour le droit contractuel6 ;
L’émergence d’un contrôle de constitutionnalité affirmé.
La Plasticité du Droit
Pour Jean-Marc Baïssus, il n’existe pas de système juridique parfait. Chaque ensemble normatif est profondément marqué par son environnement, son histoire, etc.
« Tout système juridique est “situé”, c’est-à-dire qu’il est le fruit d’une situation politico-économique donnée. Le droit est fondamentalement un construit culturel, et, par conséquent, n’a pas naturellement vocation à devenir universel. L’histoire du droit nous montre de multiples influences qui s’expliquent par les échanges économiques, les conquêtes ou les colonisations, la science — que l’on pense à la résurgence du droit romain —, voire le pur hasard.
« De cette pluralité de systèmes, certains ont accédé au statut de référence, pour des raisons diverses, mais certainement pas en raison d’une démonstration scientifique de leur supériorité. »
En ce sens, et pour Jean-Marc Baïssus, le droit continental se caractérise par une place importante laissée à la loi, dans l’objectif de prévenir les conflits et à sécuriser juridiquement les acteurs7.
À l’inverse, le droit britannique ou étasunien évolue et vit par le contentieux juridique et le recours au juge.
Moins d’un acte notarié sur mille est contesté en France. Une transaction sur quatre l’est aux États-Unis8.
Professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques de Montpellier (Laboratoire de droit privé) ↩
Le libéral sera, assez légitimement, choqué par cette prévalence de la « justice » en droit français. ↩
Lentement, mais inexorablement, le contrôle du juge administratif s’installe. D’abord, du point de vue formaliste, avec le contrôle de la compétence de l’auteur d’un acte règlementaire (CE, Landrin, 4 mai 1826) ; puis, au respect du formalisme légal (CE, Dailly, 22 mars 1833). Le juge s’en tient alors à la légalité externe de l’acte : la compétence et le respect des procédures. ↩
En ce sens, le système juridique français incarne aussi une forme de conservatisme, voire de retard, par rapport aux États voisins. Conservatisme qui se constate aussi dans la très forte centralisation des instruments de régulation juridique. ↩
Y compris, au sein des relations institutionnelles publiques et du droit de la fonction public. ↩
D’où la notion, absurde en Common Law, de « vide juridique ». ↩
En rappelant que l’ouvrage, donc cette statistique, date du début 2000. ↩
Ces codes matérialisent la réussite de démarches isolées et ne s’inscrivent pas dans une vision d’ensemble.
On peut notamment relever :
Le code forestier de 1827 ;
Le code rural, initié en 1815 et codifié seulement à compter de 1881,
Le code du travail, dont l’élaboration commence en 1901, jusqu’à la publication d’un dernier livre en 1927.
Quelques textes se verront également affubler du terme « code » sans pour autant revêtir le caractère abouti d’un véritable travail de codification. Tel est le cas du code du blé, du code du vin ou encore du code de la famille.
On assiste même à une décodification du droit français, particulièrement évident et regrettable en droit commercial.
« Les grandes lois sur les sociétés commerciales et le règlement judiciaire, par exemple, sont demeurées en dehors du Code de commerce de 1807, de sorte que celui-ci avait perdu environ les trois quarts de son volume initial et ne traitait plus que de questions relativement mineures. »2
La « Codification Systématique » de 1948
Le Comité central d’enquête sur le coût et le rendement des services publics est notamment à l’origine d’un décret, signé le 10 mai 1948, dont l’objectif est de procéder à un vaste travail de codification du droit français.
Robert Schuman, président du Conseil et signataire du décret de 1948
La codification est alors conçue comme un élément de réforme administrative et d’amélioration de l’efficacité de l’administration. C’est d’ailleurs un inspecteur général des finances, M. Gabriel Ardant, qui est nommé premier rapporteur de la commission.
Cette réforme débouchera sur une quarantaine de codes, sur des domaines souvent importants :
⁃ Assurances
⁃ Aviation civile
⁃ Postes et télécommunications
⁃ Famille et aide sociale
⁃ Mutualité
⁃ Santé publique
⁃ Sécurité sociale
⁃ Communes
⁃ Domaines de l’Etat
⁃ Construction et habitation
⁃ Électoral
⁃ Voirie routière
⁃ Marchés publics
Une Nouvelle Vague de Codification au nom de la Sécurité Juridique
Le Conseil d’Etat publie en 1991 une étude sur la sécurité juridique. Le président de la section du rapport et des études, Guy Braibant, s’inquiète alors publiquement de ce qu’il considère être une détérioration de la qualité de la norme :
« En matière juridique, je crois que l’essentiel est que le droit soit clair, précis et traduit dans les textes (…) La solution que nous avons le plus développée pour améliorer la qualité de la norme, c’est la codification. »
Le décret du 10 mai 1948 évoquait la « simplification » du droit ; celui de 1989 ajoute la « clarification ».
On ne parle pas encore d’intelligibilité, ni d’accessibilité de la norme. Toutefois, la codification est conçue d’abord pour le citoyen.
À cette différence des objectifs, s’ajoute une évolution institutionnelle : la codification est désormais administrative et non plus parlementaire.
Pour marquer l’importance de ce nouvel élan de codification, la nouvelle commission de 1989 est placée sous l’autorité du Premier ministre Michel Rocard, parmi les services du Secrétariat général du gouvernement.
En juillet 2024, le Premier ministre a demandé à plusieurs inspections générales1 de formuler des propositions visant à définir une offre globale de formation continue pour les hauts cadres de l’État et de proposer « un modèle économique » pour l’INSP2.
Comme on a pu le constater dans un précédent article (l’évolution des rémunérations des hauts fonctionnaires de Bercy), l’encadrement supérieur de la fonction publique fait l’objet de beaucoup d’attention de la part de l’Exécutif3.
En synthèse, les inspections formulent deux grands constats :
Le manque de stratégie de l’État en matière de formation continue et
Le positionnement incertain de l’Institut national du service public (INSP).
Enfin, la mission expose quelques propositions d’évolution dans une dernière partie.
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L’Absence de Stratégie de l’État dans le Champ de la Formation Continue
Une Succession de Rapports sur la Formation Continue Sans Mise en Pratique
Trois grands rapports ont été publiés sur les vingt dernières années :
⁃ La formation continue des agents de la fonction publique de septembre 2007 (comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics) ;
⁃ Le bilan et les perspectives des mutualisations en matière de formation professionnelle tout au long de la vie pour les agents de l’État en administration centrale et en services déconcentrés de l’Inspection générale de l’administration (IGA) en juillet 2015 ;
⁃ La revue des dépenses de formation initiale et continue des agents de l’État de l’Inspection générale des finances (IGF) de 2016.
⁃ L’absence de données fiables sur les effectifs et catégories de formation concernées ;
⁃ Une manque de données budgétaires consolidées ;
⁃ Un pilotage interministériel défaillant (une seule circulaire annuelle de la DGAFP) ;
⁃ L’absence de modèle économique unifié au sein de l’État ;
⁃ L’absence de recensement des besoins et d’articulation avec les entretiens professionnels ;
⁃ L’insuffisante évaluation des formations.
Or, pour les inspecteurs :
« Pratiquement aucune conséquence n’a été retenue des constats des rapports précédents. »
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La Stratégie des Secrétariats Généraux Ministériels en Matière de Formation Professionnelle des Cadres Supérieurs est Insuffisante
La mission a sollicité l’intégralité des secrétariats généraux (SG) afin d’identifier leur stratégie s’agissant de la formation continue des cadres supérieurs. 70 % des SG ont élaboré un document d’orientation en matière de formation continue, mais seuls deux, ont une partie dédiée à l’encadrement supérieur : l’Intérieur et l’Éducation nationale.
Les éléments analysés font état de grandes constantes :
Des thématiques transversales : numérique, diversité, égalité, laïcité, lutte contre les violences sexuelles et sexistes5, et
Le management, notamment pour les primo-arrivants.
Par ailleurs, la mission relève que très peu de documents ministériels évoquent les orientations de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) ou de la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (DIESE).
Un Pilotage Défaillant de la Formation Continue des Cadres Supérieurs
L’Absence de Remontées Formalisées des Besoins de Formation
Les rapporteurs constatent que 70 % des SG ne disposent pas de remontées des besoins au titre des entretiens professionnels et s’appuient sur des estimations « artisanales ».
« Il apparaît que les remontées des besoins sont mieux organisées pour les formations métiers, lorsque des directions très techniques recensent les besoins au moment des changements de postes, que pour les formations plus transverses. »
Pour la mission, ce désintérêt pour la formation continue est le symptôme d’une absence de réflexion sur les parcours de carrière.
« Plus qu’un désintérêt pour la question de la formation continue en elle-même, cette lacune apparaît plutôt dès lors que le ministère ou la direction concernée ne propose pas de parcours de carrières identifiés et jalonnés par des prises de postes et la nécessité d’acquérir des compétences particulières.
« Autrement dit, et fort logiquement, la formation continue n’est jamais considérée comme un sujet RH stratégique si elle n’est pas articulée à une problématique de déroulement de carrière ou de maintien de l’employabilité. »
Une Offre de Formation Jugée « Foisonnante et Cloisonnée »
La mission relève que l’offre de formation est essentiellement construite sur du contenu technique, y compris pour les encadrants.
Seuls les ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères, les ministères sociaux (Travail, Santé, Solidarités) et l’Écologie disposent de formations transversales en management.
Cette offre de formation est proposée par :
⁃ Des organismes ministériels spécialisés, pour le public du ministère de tutelle ;
⁃ Des organismes spécialisés, hors code général de la fonction publique (militaires et magistrats) ;
⁃ Des organismes interministériels ;
⁃ Des organismes interprofessionnels.
Mon regard est ici immédiatement troublé par l’absence des Instituts régionaux d’administration…
Dans son analyse des modes de gestion étrangers, la mission a relevé que 80 % des États analysés disposent d’un système décentralisé (ministériel), la moitié avec une structure centralisée (interministérielle). Aucun ne propose un modèle totalement centralisé6.
Le système hybride française est donc commun, toutefois, il apparaît selon les inspecteurs que « l’offre de formation reste largement « silotée », avec de nombreux doublons » dans l’appareil étatique français.
Les Compétences à Développer en Priorité
Les Compétences Transversales, ou Soft Skills
Quatre grandes compétences de l’encadrement supérieur sont énumérées par la mission :
L’incarnation : Incarner les valeurs du service public ; Communiquer et rayonner ; Se connaître, se maîtriser, se développer ;
La conception : Développer une vision stratégique ; Innover ;
La relation : Responsabiliser ses équipes sur le plan individuel et collectif ; Écouter et bâtir des relations solides ; Coopérer ;
Or, l’analyse de l’offre de formation révèle de multiples redondances selon les rapporteurs7.
Dans un format similaire, voici le référentiel managerial de l’OCDE, qui recoupe pour partie le référentiel de la mission :
Les Avancées en Compétences Transversales
En termes de mutualisation, la mission relève :
La constitution du Réseau des écoles du service public (RESP) en 1996. Ce réseau regroupe 39 instituts et écoles des trois versants de la fonction publique et permet d’initier des projets en commun.
Néanmoins, il ne constitue pas encore, pour la mission, un espace de mutualisation, de partage d’outils et de construction de parcours de formation.
La création de la plateforme Mentor en 2021 par la DGAFP est également une avancée. Comptabilisant 243 000 ouvertures de comptes en janvier 2025, elle est désormais incontournable. Cependant, tout le catalogue enregistré n’est pas disponible (politiques ministérielles de verrouillage), il n’existe pas de véritable accompagnement pédagogique avec un formateur et les dispositifs d’autoévaluations sont encore primaires.
Source : Pexels, Julia M Cameron
Le tronc commun de formation assuré par l’INSP prévu par le décret de décembre 2021, avec aujourd’hui (arrêté du 28 novembre 2023) 21 écoles et 30 corps et cadres d’emplois.
Le programme de formation à la transition écologique des 25 000 cadres supérieurs de l’Etat et des magistrats.
Les Compétences Recherchées par les Cadres
Les attentes des agents publics en termes de formation et d’accompagnement ont été mesurées récemment8.
La moitié des personnes interrogées ont exprimé leur souhait d’un accompagnement dans leur mobilité, et d’un besoin de formations dédiées pour concrétiser leur projet professionnel.
Pour autant, malgré cette appétence, les agents de catégorie A font seulement 1,6 jour de formation continue par an9.
Le Souhait des Rapporteurs de Conserver une Fonction Publique Généraliste
La fonction publique française repose sur un modèle généraliste :
Recrutement sur un concours,
Une école de « formation initiale » et
Un parcours de carrière au sein du corps.
Cette fonction publique généraliste s’oppose à la fonction publique technicienne, incarnée notamment par le système anglais. Celle-ci est très décentralisée (gestion purement ministérielle) et repose sur une culture technique très forte (peu de fonctionnaires généralistes)10.
Pour les rapporteurs, le modèle généraliste français est « à défendre », contre ce qu’ils qualifient de closed-shops. La mission n’explique toutefois pas en quoi ce modèle généraliste serait meilleur11.
Le Modèle Économique des Écoles de Formation est Jugé « Biaisé »
L’Absence de Recettes Privées
« Il n’existe ni modèle économique unifié, ni aucun “marché interne” de la formation continue au sein de l’État, pas plus pour les cadres supérieurs que pour les autres catégories d’agents. »
Par « marché interne », il faut entendre, selon la mission, la rencontre d’une demande exprimée par les administrations ou les agents et une offre de formation.
Le modèle de financement des écoles et des instituts demeure encore largement assis sur une dotation budgétaire. Rares sont les modèles plus autonomes comme l’École nationale supérieure de la sécurité sociale (EN3S, formant l’encadrement supérieur des caisses de sécurité sociale), où la formation continue est financée à 95 % par des recettes propres12.
Le modèle de l’École des hautes études en santé publique (EHESP, formation de l’encadrement supérieur de la fonction publique hospitalière) est similaire, mais avec une dotation plus importante, en contrepartie d’un accueil quasi gratuit des agents du ministère.
Pour ces deux écoles, ces financements privés sont interprétés positivement, comme constituant un « aiguillon » à même de permettre le renouvèlement de l’offre et la qualité.
L’Impossibilité de Déterminer le Coût Complet d’une Formation
Dans la majorité des cas, le coût de la formation délivrée n’est pas connu par l’école ou l’institut. Partant, aucune comparaison n’est possible entre les différentes offres, y compris lorsque les objectifs pédagogiques sont semblables.
Il existe par ailleurs des inégalités entre les écoles et les instituts. Certains, profitant du régime de service à compétence nationale13, ne tiennent pas compte des frais supports (immobilier, gestion), tandis que les établissements publics, étant autonomes, présentent un coût complet.
Par ailleurs, la facturation partielle, voire la gratuité des formations (souvent pratiquée pour le ministère donneur d’ordre, en contrepartie de la dotation budgétaire) brouillent davantage le « signal » prix.
Un Positionnement de l’INSP comme « Opérateur Ensemblier » Qui Reste à Définir
L’Échec de la Formation Continue à l’INSP
La mission relève tout d’abord les défis de l’INSP : un fort turnover de son équipe de direction, une absence de COP signée avec l’État et pâtit d’un manque d’implantation régionale14.
Cependant, les services de formation continue de l’INSP sont fournis : quinze agents, dont cinq assistants de formation et cinq ingénieurs de formation.
Pour autant, l’offre de formation continue proposée par l’INSP n’a quasiment pas évoluée par rapport à celle proposée par l’École nationale d’administration (ENA), notamment sur le public formé (alors que les administrateurs de l’État sont désormais minoritaires).
Au total, l’INSP n’a réalisé que seize sessions de formation continue (la moitié des sessions proposées initialement étant finalement annulées) avec en moyenne une douzaine de participants (196 participants au total)15.
Une Situation Économique Fragile qui Interroge sur la Capacité de l’INSP
Par ailleurs, le contexte budgétaire est très contraint, puisque l’INSP est constamment en déficit : -0,9 million d’euros en 2023, -2,9 millions d’euros en 2024, -2,7 millions d’euros au budget prévisionnel pour 2025.
Or, la formation continue, d’après les données de la mission, présenterait un déficit agrégé de 1,5 million d’euros.
Alors que la formation continue devait être un vecteur de ressources budgétaires, elle creuse le déficit16.
Outre les prix prohibitifs, il convient de noter que l’intégralité des contenus de formation proposés par l’INSP sont dispensés en présentiel. Pourtant, l’INSP dispose d’une direction de la digitalisation et de l’innovation pédagogique composée de cinq agents. Par ailleurs, le besoin de formations flexibles et pour partie en distanciel est connu et régulièrement exprimé par les agents publics, et en particulier les cadres supérieurs.
Le retard de l’INSP en la matière est difficilement compréhensible, qui plus est dans un contexte de transformation profonde de la formation professionnelle17 par : le développement de la micro-formation (ou microlearning), de l’apprentissage ciblé avec des tests de positionnement par intelligence artificielle, de l’apprentissage par réalité virtuelle, du gaming en apprentissage ou de l’apprentissage collaboratif.
Les Préconisations de la Mission pour Bâtir un Système de Formation Continue des Cadres Supérieurs de l’État
Pour les inspecteurs, la formation continue des cadres supérieurs de l’État doit être conçue à partir des besoins :
De l’État employeur, en tenant compte des évolutions du service public et
Des besoins en compétences des hauts fonctionnaires, tels qu’ils ont été exprimés dans les entretiens professionnels ou les évaluations « parcours carrière ».
La Nécessité de Construire une Stratégie Interministérielle Claire et Partagée
Pour les rapporteurs, cette stratégie devrait permettre d’assurer :
L’employabilité des cadres supérieurs de l’État tout au long de leur vie, tant en externe (sic)18 qu’en interne ;
La prise en compte des priorités politiques gouvernementales ;
Un appui sur le dispositif du parcours-carrière (qui vise à apprécier les perspectives de carrières des cadres supérieurs de l’État) ;
Une modernisation des systèmes d’informations de gestion des ressources humaines.
Objectifs qui me semblent assez minimalistes, peu portés sur les compétences, la productivité et l’innovation.
Source : Pexels, Divinetechygirl
Cette stratégie devrait s’appuyer, pour les rapporteurs, sur un système centralisé de recueil et d’exploitation des données, qui s’appuierait sur :
Une cartographie complète et mise à jour en temps réel des cadres supérieurs et des postes occupés ;
Des indicateurs de mobilité des cadres supérieurs ;
Des indicateurs sur les formations suivies ;
L’identification des besoins de formation des cadres supérieurs à partir des entretiens professionnels et du dispositif parcours-carrière.
Il me semble ici aussi qu’il manque une identification des compétences rares ou stratégiques.
La mission recommande également de mener une prospective des emplois de cadres supérieurs de l’État à cinq et dix ans, en s’appuyant notamment sur France stratégie.
Enfin, la mission propose de rétablir les accords conventionnels en matière de formation professionnelle dans la fonction publique et de décliner ces politiques ministérielles avec des objectifs chiffrés et des moyens dédiés.
Piloter cette Stratégie par la Donnée
Évaluer la qualité de l’offre en s’appuyant sur la méthodologie de Donald Kirkpatrick avec quatre niveaux d’évaluation :
Le niveau 1 : la réaction (reaction). Autrement dit, l’évaluation « à chaud », généralement pratiquée dans le secteur public ;
Le niveau 2 : l’apprentissage (learning). Vise à mesurer l’acquisition de connaissances, compétences, l’attitude, la confiance et l’engagement des participants. Suppose de proposer à la fin de la formation des tests ;
Le niveau 3 : le comportement (behaviour). Vise à mesurer l’application des apprentissages dans le quotidien du travail. Évaluation postérieure à la formation.
Le niveau 4 : les résultats (results). Quels résultats quantifiables dans l’activité du formé (évolution du chiffre d’affaires, de la satisfaction usagers, de la productivité…) ?
La mission propose ensuite, assez étrangement, de raisonner en « blocs de compétences »19 :
Les métiers et expertises sectorielles : formation « métiers » ;
Le management, les savoir-être et les soft skills ;
Le corpus commun et les valeurs ;
Le savoir-faire en situation professionnelle : compétences professionnelles adaptées à une fonction ou à un environnement professionnel.
Redéfinir le Rôle de l’INSP
La mission propose d’inscrire dans la COP de l’INSP un indicateur dédié à la formation continue, puis suggère plusieurs ajustements :
La publication des scores de satisfaction des stagiaires sur la plateforme interministérielle de l’INSP ;
La création d’une mission de veille et d’observatoire sur la « complétude » de l’offre de formation continue ;
L’élargissement de l’offre de formation de l’INSP par la création de parcours de un à trois jours thématiques : finances publiques, affaires européennes, gestion de crise, management, transformation et innovation ;
Le développement d’une offre à destination du secteur privé, spécifiquement en affaires européennes et en gestion de crise.
La mission propose de réaliser un bilan à quatre ans de l’application du plan. En cas d’échec de l’INSP, la mission recommande de mettre un terme à l’activité de formation continue de l’INSP. La formation des cadres supérieurs de l’État serait alors mise en œuvre par le biais d’appels à projets interministériels pilotés par la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État.
Normaliser les Coûts des Organismes et Présenter des Facturations Transparentes et Complètes
Cette recommandation, couplée à la création d’un fonds de péréquation de formation professionnelle ministérielle pour l’encadrement supérieur, permettrait, selon les rapporteurs, de faire émerger un marché interministériel de la formation (reste à savoir si les acteurs publics sont compétitifs…).
La mission préconise un taux de péréquation équivalent à 0,2 % de la masse salariale des cadres supérieurs de l’État. La mission considère ce taux modeste au regard des 0,9 % du CNFPT et du 1 % du secteur privé.
L’inspection générale de l’administration, qui dépend du ministère de l’Intérieur ; l’inspection générale des affaires sociaux, pour les ministères sociaux et l’inspection générale des finances, pour les ministères économiques et financiers. ↩
Cette demande s’inscrivant notamment la préparation de la prochaine convention d’objectif et de performance de l’INSP. ↩
Réforme de l’institut national du service public, créé en 2021 ; création quasi concomitante de la Délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (DIESE) et du nouveau corps d’administrateur de l’État. ↩
On peut s’étonner du caractère extrêmement « top-down » des préconisations citées par la mission, qui invitent peu à l’innovation, la décentralisation et la performance. ↩
Un fait étonnant : l’intelligence artificielle n’est mentionné nulle part. Le rapport et les annexes ne comptent pas une seule référence. ↩
Il aurait été probablement utile de comparer le niveau de centralisation de l’État et son modèle d’organisation de la formation continue. Ainsi, le Royaume-Uni est très centralisé dans son organisation publique, mais l’organisation de la formation continue est ministériel. ↩
On pourrait objecter que les thématiques choisies sont très générales… ↩
Enquête « Fonction publique + 2023 », ayant recueilli près de 110 000 réponses d’agents de catégorie A, dont 35% en situation d’encadrement. Le périmètre est donc plus large que l’encadrement supérieur. ↩
Rapport annuel sur l’état de la fonction publique de 2024. ↩
Autre particularité du système anglais, toutes les formations généralistes (comme celles liées au management) sont externalisées, puisque le marché est censé pourvoir à ces besoins. Il convient de relever que cette bascule dans une fonction publique technicienne est relativement récente au Royaume-Uni. On la retrouve également en Suisse, au Danemark et aux Pays-Bas. ↩
Ce débat entre généraliste et spécialiste se retrouve dans de nombreux corps de l’État : l’inspection du travail, l’inspection de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la magistrature (publique comme privée), les enseignants du premier degré, les infirmiers, etc. ↩
Les 2 500 agents de direction de la sécurité sociale sont initialement formés par cette école, mais en formation continue, l’EN3S est en concurrence avec tous les organismes intervenant dans le domaine. ↩
Le service à compétence nationale (SCN) est une structure nationale, mais opérationnelle (à la différence des directions d’administration centrale). Se faisant, l’ensemble de ses moyens organisationnels sont gérés par un secrétariat général : immobilier, ressources humaines, systèmes d’informations. ↩
Très étrangement, la mission propose de réaliser dans les instituts régionaux d’administration (IRA) des formations conçues par l’INSP, alors même que l’INSP ne dispose pas de formateurs dédiés. On peine à comprendre la logique : les IRA étant des instituts de formation interministériels de catégorie A, pourquoi ne seraient-ils pas compétents pour former des agents de catégorie A ? Même s’il s’agit, parmi ceux-ci, de cadres supérieurs. ↩
Au regard des moyens humains consacrés à la formation continue à l’INSP, on peine à imaginer une structure privée avec un tel bilan. C’est évidemment très inquiétant. ↩
Cela interroge aussi fortement sur le manque d’attractivité de l’INSP du point de vue pédagogique. ↩
Bien que le rapport soit consacré à la formation professionnelle et que certains acteurs du secteur privé aient été interrogés, il est étonnant de constater l’absence de toute présentation de cette activité. Comme si la fonction publique était en vase clos et que la formation professionnelle ne valait pas, pour elle-même, quelques digressions théoriques. C’est dommage. ↩
Il semble étrange de former ses salariés pour une autre entreprise ou administration. La vision de l’État est ici très généreuse. ↩
Le « bloc de compétence » renvoie, dans la formation continue, à des parties cohérentes et homogènes de certifications professionnelles. ↩
Cet ouvrage est saisissant par sa verve, mais il porte également en lui une discussion constitutionnelle de la part d’un auteur ayant incarné une forme de libéralisme politique à la française.
On y trouvera ici une critique intéressante, centrée sur la fonction présidentielle, mais déclinant au passage des principes pouvant susciter l’introduction d’un régime que l’auteur considère comme plus démocratique.
Un Président Omnipotent, Mais Seul
L’Absence de Contre-Pouvoir Institutionnel Sérieux au Président de la République
« Une bonne constitution est celle où l’exécutif issu du choix des électeurs peut remplir sa mission tout en restant soumis à un contrôle. La Constitution est mauvaise quand le contrôle peut devenir envahissant au point de paralyser l’exécutif, ou bien quand l’exécutif peut devenir omnipotent au point d’anéantir le contrôle. »
Or, le Président de la République française occupe une place en surplomb1 de l’édifice institutionnel. Il dispose simultanément :
D’immenses pouvoirs constitutionnels :
Nomination du Premier ministre et des membres du Gouvernement (article 8 de la Constitution du 4 octobre 19582),
Pouvoir de référendum (article 11 de la Constitution3),
Pouvoir de dissolution de l’Assemblée nationale (article 12 de la Constitution4),
Pouvoir règlementaire et de nomination (article 13 de la Constitution5),
Pouvoirs exceptionnels (article 16 de la Constitution6),
Droit de grâce à titre individuel (article 17 de la Constitution)… et
D’une immunité juridique et de l’absence de contrôle politique, puisqu’il est irresponsable devant le Parlement.
Palais de l’Élysée
Parler de « fusible » pour un Premier ministre, c’est « reconnaître que nous ne sommes pas en démocratie » pour l’auteur7.
« Les institutions de la Vᵉ République permettent au pouvoir présidentiel d’annihiler tous les autres sans être jamais lui-même mis en cause. »
Pour l’auteur, le quinquennat n’est donc qu’un pis-aller :
« La réduction à cinq ans du mandat réduit la durée, mais non la nocivité de l’hypertrophie présidentielle. »
La véritable difficulté tient à la disproportion entre les pouvoirs présidentiels et l’absence de tout contrôle.
« Aucun philosophe du droit politique n’a jamais accepté que la démocratie consistât à déléguer les pleins pouvoirs, sans contrôle sérieux, et sans révocation possible en cours de mandat, à un individu, fut-ce par un vote. »
Une Force qui Tend à Isoler le Président de la République
Or, cette absence de contrepoids constitutionnels implique également une forme d’exposition directe du Président de la République, en dehors du cadre institutionnel :
« Le pachyderme présidentiel n’est plus aiguillonné que par des forces extérieures aux institutions : les médias et la rue. »
« Ainsi, des sollicitations sporadiques, non prévues dans les institutions, secouent épisodiquement la torpeur présidentielle pour la plonger dans de soudains accès d’agitation désordonnée, dont la rhapsodie ne constitue en aucune manière une réforme cohérente. »
On pense à l’évidence à la succession de crises auxquelles ont pu être confrontés les différents exécutifs8.
Une Absence de Contrôle qui Corrompt
L’auteur revient sur la trajectoire de François Mitterrand, l’auteur du Despotisme présidentiel qui n’en sera pas moins l’archétype du président omnipotent.
« Chaque homme s’imagine qu’il possède dans son propre caractère les qualités qui l’empêcheront de succomber à la tentation du despotisme à laquelle l’exposent des institutions mal construites. »
« Ce que nous constatons, chez chacun des présidents successifs de la Vᵉ, c’est une dégradation de ses qualités d’homme d’État au fur et à mesure de son exercice du pouvoir. »
Jean-François Revel établit ensuite un parallèle avec le lent déclin de l’Ancien Régime. L’absence de contrôle entraînant inévitablement le pouvoir vers l’abîme.
« Même les despotismes qui commencent dans l’intelligence se terminent dans la sottise. »
Le carrosse du président de la République
La « Fiction » de Premier Ministre
Un Premier Ministre à la Main du Président
L’Exécutif français est ambigu. Le Premier ministre est constitutionnellement le chef du Gouvernement9, mais il ne tient son investiture que du Président, et non de l’Assemblée nationale.
C’est également le Président qui, jusqu’à la période récente, le congédiait10.
Cette liberté dans le choix du Premier ministre est un premier souci pour l’auteur. Selon ce dernier, c’est au Parlement d’investir le chef du Gouvernement :
« Un régime parlementaire est celui où le gouvernement et son chef tiennent leur légitimité d’une investiture du Parlement. »
Par ailleurs, le Premier ministre ne dispose pas de la faculté de choisir ses ministres — il peut seulement « proposer ».
« Être Premier ministre de la Vᵉ n’est plus une fonction, c’est une fiction. »
Le président du Conseil Tardieu (favorable à un renforcement du pouvoir exécutif), à la sortie du conseil des ministres
En Cohabitation, une Dyarchie Absurde
L’auteur n’est pas davantage convaincu de la plasticité constitutionnelle dans le schéma de cohabitation.
« Aberrante est l’illusion qu’un pays puisse être raisonnablement géré par un monstre composé de deux exécutifs tirant dans des directions contraires et cherchant mutuellement à se détruire. »
Une séparation plus nette des fonctions est donc essentielle pour l’auteur. Le Chef de l’État devrait être le garant des institutions et les représentant de la République, tandis que le Premier ministre devrait se voir confié l’entièreté des fonctions gouvernementales.
Le Présidentialisme Français Entretiendrait la Faiblesse de l’État
Le Phénomène de Cour
Pour l’auteur, quiconque est nommé en France à une haute fonction publique, l’est parce qu’il est récompensé pour sa fidélité, non pour son intégrité, sa compétence ou l’efficacité qu’il a démontré sur des fonctions similaires.
« Au fur et à mesure que le système présidentiel a dégénéré au fil des ans et de la sclérose caractérielle de ses détenteurs, les conducteurs de la politique de la nation se sont recrutés toujours davantage parmi les amis personnels du chef de l’Etat, ses favoris, ses vieux ou jeunes serviteurs, ses courtisans et de moins en moins parmi des caractères politiques véritables, possédant une assise personnelle dans l’électorat et animés d’une conviction prenant sa source en eux-mêmes. L’Etat achève ainsi de se délabrer entre les mains de toute une cour de dévots dévorateurs de faveurs, qui se savent intouchables en tant qu’« hommes du président ». »
Dîner des Kennedy à l’Élysée
L’Inefficacité de l’État
Enfin, pour l’auteur, le contrôle ne nuit en rien à l’efficacité. Bien au contraire.
« Une bonne constitution, non seulement associe le contrôle à l’efficacité sans sacrifier l’un à l’autre, mais encore, elle garantit l’efficacité parce qu’il y a contrôle. »
« De même, en effet, qu’il n’y a pas, en économie, de profit sans risque ni de prospérité sans concurrence, il n’y a pas, en politique, d’efficacité sans responsabilité. »
Cette omnipotence présidentielle, liée à une irresponsabilité politique, serait finalement la cause d’une forme d’inefficacité politique. Le Président de la République, en se coupant du Parlement, utilise d’abord la communication pour agir.
« Engendrant l’immobilisme, qui est le propre à la longue de tous les régimes autocratiques, elle engendre aussi ce que j’appellerai les actions de substitution, les actions factices. La communication remplace l’action, tandis qu’une agitation ostentatoire veut créer l’illusion de l’activité. »
La fameuse fonction d’ « arbitre » mentionnée à l’article 5 de la Constitution. ↩
« Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. « Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions. » ↩
Sur proposition conjointe des deux assemblées, du Gouvernement ou d’un cinquième des membres du Parlement et du dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. ↩
Mais pouvoir limité à une seule dissolution par an. ↩
Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres, mais surtout, il nomme aux emplois civils et militaires de l’État. ↩
Avec un contrôle du Conseil constitutionnel possible à compte de trente jours d’exercice. ↩
« La démocratie, c’est la responsabilité » selon l’auteur. ↩
En effet, l’article 20 de la Constitution prévoit que : « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation » et l’article 21 que : « le Premier ministre dirige l’action du Gouvernement. » ↩
Il existerait une pratique constitutionnelle voulant que le Premier ministre, à sa nomination, remette une lettre de démission au président de la République. Édouard Philippe nie avoir signé un tel document dans son livre Impressions et lignes claires cosigné avec Gilles Boyer. Toutefois, lorsque le président dispose d’une majorité parlementaire, son poids politique est tel qu’un tel artifice est inutile pour pousser le Premier ministre à la démission. ↩
Petit ouvrage (160 pages) d’un très grand auteur1, consacré à l’examen des nouvelles interactions public-privé des plus hauts agents de l’État. Particulièrement intéressant pour sa conclusion.
Elle interroge toutefois sur le positionnement attendu de l’État et de ses serviteurs. Est-ce que la fonction publique doit être réservée à une classe professionnelle étanche ou doit-on au contraire favoriser les échanges ? La question se pose avec plus d’acuité aujourd’hui que l’entrée dans la fonction publique est plus tardive et moins linéaire (voir l’article des Légistes sur le rapport de la Cour des comptes consacré aux jeunes et aux recrutements de l’État).
Emmanuel Macron et la Société Civile
L’auteur commence son ouvrage par ce qu’il qualifie de nouvelle circulation de l’élite politique : « entre public, privé et public ». Autrement qualifié de « revolving door » ou en bon français : « rétropantouflage ».
Source : Pexels, Mvdheuvel
Une « Privatisation2 » de l’Entourage du Président de la République
À cet égard, la Composition du Cabinet d’Emmanuel Macron est symptomatique :
À sa nomination comme chef de l’État, 19 des 45 conseillers proviennent du secteur privé. Sur les 26 conseillers issus de la fonction publique, 16 sont énarques, dont 3 diplômés d’écoles de commerce et plusieurs autres diplômés de facultés américaines.
Un Gouvernement Comptant Très Peu d’Agents Publics
Le premier ministre Édouard Philippe et son directeur de cabinet (Benoît Ribadeau-Dumas3) présentent les mêmes spécificités : public-privé-public.
Bien que Bruno Le Maire n’ait jamais exercé de fonctions dans le privé, la quasi-intégralité de son cabinet est également originaire du privé, énarque ou non.
Au total, le gouvernement d’Édouard Philippe compte « seulement » deux énarques sur vingt-neuf ministres. Les ministres sont essentiellement des professeurs, médecins, juristes ou représentants du monde associatif.
À titre de comparaison, le gouvernement de Valls comptait seize ministres, dont :
Cinq énarques ;
Marisol Touraine, normalienne et nommée au Conseil d’État par le tour extérieur ;
Quatre enseignants ;
Deux avocats et
Quatre professionnels de la politique.
Une Assemblée Nationale Profondément Renouvelée
L’Assemblée nationale présente le même visage que l’Exécutif. Elle compte ainsi, pour la première fois de l’histoire de la Vᵉ République, une majorité de députés de la société civile.
Source : Pexels, Matreding
Pour autant, et selon l’auteur, la verticalité voulue par Macron et en partie portée par son cabinet tranche rapidement avec cette image d’ouverture.
Le Rôle Joué par le Non-Cumul des Mandats
À l’élection de la nouvelle Assemblée nationale en 2017, 75 % des députés sont des primo-députés. 188 n’ont jamais exercé aucun mandat local. Par ailleurs, il leur est désormais interdit de cumuler leur mandat avec un mandat local.
En 1998 et en 2008, près de 90 % des députés de l’Assemble nationale cumulaient leur fonction de député avec un mandat local.
Pour l’auteur, cette règle de non-cumul et la très grande jeunesse du parti présidentiel ont « contribué à briser le processus de professionnalisation du politique ».
« On mesure ainsi l’ampleur du bouleversement qui frappe un monde parlementaire tourné davantage vers l’économie, le monde des affaires, des innovations technologiques, de l’informatique, peu socialisé à la politique, disposant d’un moindre ancrage politique local, moins inséré dans une carrière politique, ayant moins accès aux réseaux politiques nationaux, au monde des cabinets, de la haute administration, aux sommets de l’État. »
Le Rôle Joué par les Énarques, Qualifiés par l’Auteur de « Gardiens de l’État »
Les Énarques Constituent la Structure de Commandement de l’État et Sont Recrutés par Concours
Pour Birnbaum, les travaux sur l’ENA se concentrent trop souvent sur la reproduction sociale, sans égard pour le caractère « méritocratique du recrutement des élèves ».
Source : Pexels, Rdne
L’auteur considère ces hauts-fonctionnaires comme les véritables « gardiens de l’État » et l’ENA comme l’école permettant la promotion et la continuité de ces valeurs4.
Il reconnaît toutefois : « son exceptionnalisme lié à la centralisation française » et : « son statut dans l’accélération de la carrière des hauts fonctionnaires qui n’a guère d’équivalent à l’étranger. »
Une Partie des Énarques Rejoignent le Secteur Privé
Cependant, en dépit du recrutement « méritocratique », l’auteur conçoit la nécessité de tenir compte des nouvelles réalités. Il cite ainsi Luc Rouban :
« On passe du cadre supérieur au service de l’État finissant chef de service au dirigeant « multicartes » passant d’un service à un cabinet puis à un établissement public pour aller en entreprise… et revenir avant de repartir pour passer sa retraite comme président d’une banque d’affaires. »
L’Essentiel des Énarques Demeurent dans le Secteur Public
Le phénomène de pantouflage, une fois reconnu, est cependant circonscrit :
Les 2/3 des énarques de la cohorte de 1989-1990 demeurent au service de l’État trente ans plus tard.
Finalement, ce phénomène concerne essentiellement les grands corps et en particulier l’Inspection générale des finances (IGF).
Birnbaum prend ensuite appui sur une analyse sectorielle pour appuyer sa démonstration. Toutefois, celle-ci peut être critiquable au regard du quasi-monopole de la Sécurité sociale dans la couverture des risques maladies et familiaux5 :
« À partir d’une analyse sociographique des personnes ayant occupé des fonctions administratives, entre 1981 et 1997, dans les deux secteurs de l’assurance maladie et des prestations familiales, on peut distinguer un ensemble de hauts fonctionnaires presque tous issus de l’ENA (76 %), et en particulier de la Cour des comptes, qui, entre l’administration centrale et les cabinets ministériels, ont acquis une expertise propre à ces questions, et forment une élite unifiée et sectorisée quasiment fermée aux intrus du privé. »
La Logique de « l’État Stratège »
Une Forte Contestation du Rôle de l’État à Travers des Politiques Récentes
Pour l’auteur, de nombreux dispositifs juridiques modernes entraînentune forme de « banalisation » de l’État :
La nouvelle organisation budgétaire de l’État issue de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), construite à partir d’indicateurs de performance et d’un découpage par missions et actions ;
La décentralisation et l’essor d’exécutif locaux de grande dimension et doté d’une autonomie budgétaire (comme les conseils régionaux) ;
La logique de contractualisation (y compris, au sein même de l’État) ;
L’agenciarisation, souvent associée au démantèlement de l’État ;
La démocratie consultative et participative.
On pourrait y ajouter l’européanisation du droit et les processus de contrôles constitutionnels. Puis, on nuancerait le tout en remarquant le poids considérable de l’État dans la vie économique, sociale, culturelle, sanitaire… de notre pays.
Le Rôle Pourtant Majeur de l’État dans la Conduite de la Nation
Pour l’auteur, force est de constater que les grandes réformes publiques ont toutes été initiées et menées par des hauts fonctionnaires. Que ce soit au niveau politique : avec Valéry Giscard d’Estaing, Michel Rocard et Alain Juppé ; comme au niveau intellectuel et programmatique, avec Jean Picq notamment6.
Par ailleurs, même la régionalisation de l’action publique et la réduction du nombre de directions déconcentrées suite à la Révision générale des politiques publiques (RGPP) sous la présidence de Nicolas Sarkozy7 auront permis à l’État de concentrer sa force et de promouvoir une voix étatique locale.
Le Danger de la Corruption
L’Opacité Complète pour les Fonctionnaires Devenant Avocats
Le principal danger pour l’auteur est celui de la corruption. À cet égard, il appuie son argumentation sur les travaux de Pierre France et Antoine Vauchez relatif aux fonctionnaires devenant avocats d’affaires.
Source : Pexels, Cottonbro
En effet, dans cette situation, deux principes contradictoires peinent à s’équilibrer :
Celui du respect des règles déontologiques visant à prévenir les conflits d’intérêts8 ;
Celui du secret professionnel applicable aux avocats… et qui empêche tout contrôle déontologique.
Or, plusieurs très hauts fonctionnaires passés par un ou des cabinets ministériels et ayant, à cette occasion, accédé à des informations confidentielles, ont ainsi (comme avocat) rejoint le secteur privé.
À ces hauts fonctionnaires s’ajoutent de manière plus visible encore de grands noms de la politique publique française :
L’autre situation emblématique de cette porosité est incarnée par François Pérol, nommé à la tête du groupe BPCE après avoir facilité la création de cette nouvelle entité dans ses fonctions de secrétaire général adjoint de l’Élysée10.
Le fait le plus grave concerne toutefois la condamnation pour corruption de Claude Guéant, avec Michel Gaudin, alors directeur général de la police national. Ce dernier avait partagé avec le ministre des enveloppes d’argent en liquide, normalement destinées à payer des frais d’enquête de police. Sans parler des enquêtes sur le financement illégal de la campagne de Sarkozy11.
Source : Pexels, SuzyHazelwood
À ceux-ci s’ajoutent les inculpations de :
Bernard Squarcini, directeur du renseignement pour détournement de fonds publics et trafic d’influence ;
Christian Flaesch, ancien directeur de la police judiciaire de Paris ;
Jean Daubigny, ancien préfet de police de Paris et membre de la Cour des comptes pour fraude fiscale ou encore
Dominique-Claire Testart-Mallemanche, préfète, pour corruption.
La multiplication de ces affaires induit un sentiment de corruption généralisée au sein de la classe politique et de la haute fonction publique, alimentant inévitablement une vague populiste de rejet des élites et du parlementarisme.
Le Brouillage Public-Privé Alimente un Populisme Anti-Élites et Anti-État
Une Critique de « l’Oligarchie »
Pour l’auteur, si la IIIe République a connu son lot de scandales, la légitimité de l’État demeurait préservée. Cela n’est plus le cas aujourd’hui, pour partie, du fait du « grand brouillage » induit par cette interpénétration d’élites du privé et du public.
Vient notamment en tête le « scandale des décorations » qui éclaboussa le président Jules Grévy, par le comportement de son gendre, avant de l’obliger à démissionner.
Le populisme déployé par Mélenchon conte « l’oligarchie » et ses « pantins » est symptomatique du phénomène. Alimenté par les expériences d’Amérique latine et « des travaux pseudo-scientifiques comme ceux de Pinçon-Charlot et de Chantal Mouffe. »
Ce mouvement, d’un genre nouveau, fondamentalement contraire à toute sociologie sérieuse, mais également aux mouvements marxistes ou socialistes, est commun aux populistes de droite comme de gauche. On semble retrouver les élucubrations d’un Gustave Le Bon ou d’un Gabriel Tarde, sur le rejet de la raison et la consécration des passions comme seules dynamiques de l’action collective ; celles de Carl Schmitt sur la théorisation de la politique comme un conflit, l’adversaire est l’ennemi.
Deux Populismes (de Gauche et de Droite), Pour Une Même Haine
François Ruffin reprend également ce langage parlant d’un gouvernement « passif », « veule », « lâche », « complice », « collabos »…
In fine, c’est un appel à la haine que François Ruffin manifeste, seule émotion à même de canaliser politiquement un mouvement d’opposition à la présidence de Macron. L’auteur y retrouve les pamphlets d’extrême droite de la IIIe République, à l’exemple de ceux contre Blum.
Paradoxalement, l’extrême droite voue une haine identique envers l’oligarchie et, de manière surprenante au regard de son histoire, appelle à de nouvelles interventions de l’État. Seule différence, sa vision du peuple restreinte à une frange ethnique jugée plus légitime. Elle aussi s’insurge contre le monde de la finance et une forme de mondialisme capitaliste contraire aux intérêts du peuple.
« Au bout du compte, deux types de populisme s’affrontent, qui partagent parfois un même vocabulaire : le populisme de gauche s’en prend uniformément à l’oligarchie et à la caste, il fait une croix sur l’État, lui déniant toute autonomie en prenant acte d’une osmose croissante entre secteur public et secteur privé, vouée nécessairement, dans cette perspective, à la corruption. Le populisme de droite défend au contraire l’État fort qui échappe à l’oligarchie, mais c’est pour en faire l’instrument d’une mobilisation ethnique. »
Un Populisme Injustifié Pour l’Auteur
« Les moments Sarkozy et Macron, qui diffèrent par bien des aspects fondamentaux, font figure l’un et l’autre de tournant idéologique vers la libéralisation économique, la logique de l’entreprise, l’introduction de techniques de rationalisation, de décentralisation des décisions empruntées au secteur privé12. Il n’empêche qu’à la différence de bien des États du monde occidental, l’État n’a toujours pas renoncé, en France, à imposer sa loi ni à gouverner à distance. »
Par ailleurs, selon l’auteur, la haute fonction publique demeure loyale et dévouée au service public.
« L’abaissement de l’État, si d’aventure, il s’accentuait, bouleverserait de fond en comble la société française, qui ne pourrait plus compter sur lui pour défendre sa vision de la citoyenneté, sa conception de la laïcité qui limite l’empreinte du religieux dans l’espace public, en un mot : sa paix civile. »
Pour l’auteur, il ne faudrait donc pas qu’une dénonciation abusive de l’oligarchie en vienne à détruire cet instrument aussi indissociable de notre histoire collective qu’est l’État.
Pierre Birnbaum a le privilège d’avoir écrit des classiques comme l’ouvrage Les Fous de la République et d’être le biographe de Léon Blum. ↩
Au sens de remplacement d’individus issus du secteur public par des individus du secteur privé. ↩
Polytechnicien, camarade d’Édouard Philippe dans la promotion Marc-Bloch de l’Ecole nationale d’administration (ils sortirent tous les deux au Conseil d’État). Il occupera différents postes en cabinets ministériels avant de rejoindre le groupe Thales. ↩
Il me semble toutefois nécessaire de bien distinguer les finalités des corps de hauts fonctionnaires avec les éventuelles critiques sur le mode de recrutement. S’arrêter au caractère « méritocratique » est malheureusement réducteur, alors que la sélection par concours fait l’objet de beaucoup de discussions : voir l’article des Légistes sur les concours. ↩
Il existe évidemment un secteur mutualiste français, mais dont la taille n’est pas comparable avec celle offerte par la sécurité sociale. C’est également le cas, pour le moment, dans le champ de la santé. La même analyse conduite auprès d’agents de la direction générale du Trésor, de la direction du Budget, des Entreprises ou d’une direction à forte composante industrielle ne produirait évidemment pas les mêmes résultats. ↩
L’argument me semble quelque peu manquer de force. La surreprésentation d’agents publics aux plus hautes fonctions de l’État facilite nécessairement une surreprésentation de ces derniers dans l’édiction de mesure d’importance. ↩
Ce qui implique l’impossibilité de plaider contre l’État une fois inscrit au barreau pendant une période de cinq ans. ↩
Ce qui est particulièrement marquant est le peu d’expertise juridique de nombreux anciens élus. L’attrait pour l’exercice de la profession d’avocat semble reposer principalement sur le secret professionnel qu’elle permet. On notera également la surreprésentation de personnes inquiétées par la justice. ↩
M. François Pereol ne consultera même pas la Commission de déontologie. ↩
L’ouvrage a été publié avant la condamnation de l’ancien chef de l’État. ↩
Le discours est en effet particulièrement marqué par une certaine forme de fascination pour la réussite libérale anglo-saxonne chez les présidents Sarkozy et Macron. Mais, il me semble toutefois que l’épreuve du réel a fortement nuancé leurs bilans. L’un et l’autre ont été confrontés à des crises majeures et on alors choisi d’augmenter fortement les dépenses de l’État et d’assumer une augmentation inquiétante des déficits et de la dette française. En d’autres circonstances, je peine à les imaginer abandonner Lehman Brothers, comme a pu le faire le président Georges W. Bush. ↩
La Cour des comptes a remis un rapport en mars 2025 sur l’accès des jeunes aux emplois de l’État. Ce rapport prolonge les réflexions de France stratégie sur l’attractivité de la fonction publique.
On y décèle surtout une profonde transformation de la fonction publique :
L’âge moyen d’entrée dans la fonction publique d’État est de plus en plus tardif : 21 ans en 1980, 25 ans en 2010 et 33 ans en 2022 ;
Les nouveaux entrants sont essentiellement recrutés sur des contrats de droit public (civils ou militaires, à 71,4 %), apprentis ou autres statuts (7,3 %)1. L’entrée dans la fonction publique comme fonctionnaire est désormais très minoritaire (21,3 %).
Bref, c’est notre modèle de fonction publique qui évolue. À suivre, en résumé, les principaux constats de la Cour.
L’Attractivité de la Fonction Publique de l’État est un Défi Majeur Insuffisamment Préparé
L’État employeur doit affronter un triple défi : le vieillissement des agents publics, des tensions de recrutement et de fortes inégalités territoriales.
Le Vieillissement de la Fonction Publique
Le vieillissement accéléré de la fonction publique est notamment lié aux recrutements heurtés sur les vingt dernières années.
À titre d’illustration, l’âge moyen dans la filière administrative des attachés d’administration, secrétaires administratifs et adjoint administratifs est de 50 ans, les effectifs étant concentrés en haut de la pyramide des âges de leurs corps respectifs.
L’évolution défavorable de la natalité (sur nombre de jeunes travailleurs), la baisse du chômage, l’élévation du niveau de diplôme et le relatif déclin de l’attractivité de la fonction publique par rapport aux secteurs privés imposent un double défi : celui d’attirer, puis de fidéliser.
La fonction publique, tous versants confondus, est plus attractive que le secteur privé pour les débutants non diplômés de l’enseignement supérieur. En revanche, les écarts sont importants et croissants, en faveur du secteur privé, pour les bac+2 ou bac+3 et plus encore, pour les diplômés ayant au moins un niveau Master.
Autrement dit, la fonction publique n’attire plus les jeunes les plus qualifiés2.
L’Absence de Gestion Prévisionnelle des Emplois et Compétences
En conséquence, le besoin de cibler précisément les compétences recherchées devrait être déterminant. Mais, selon la Cour, les ministères présentent encore une gestion « au fil de l’eau », au gré des départs en retraite3.
Seuls les métiers du numérique semblent faire l’objet d’une vraie réflexion avec, depuis 2019, un plan d’action conjoint de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) et de la direction interministérielle du numérique (DINUM).
50 000 agents de l’État exercent un métier à composante numérique, selon l’Inspection générale des Finances. 57 % d’entre eux pour le ministère des Armées. S’agissant du personnel civil, leur moyenne d’âge est de 47 ans, soit une moyenne plus élevée que celle de l’ensemble de la fonction publique d’État (voir l’article sur les informaticiens du ministère de l’Économie et des finances). Les besoins en recrutements et la forte proportion de contractuels4 accentuent les difficultés de fidélisation.
Des Disparités Territoriales Très Fortes
Le concours de professeur des écoles du premier degré (maternelles et primaires) est à affectation nationale, il permet de mesurer précisément ces disparités territoriales. Le nombre de candidats pour un poste va ainsi d’un peu moins de un5 à presque sept6.
Les concours du second degré (collèges et lycées) sont nationaux. Toutefois, le taux de migration entre académie éclaire une nouvelle fois les dynamiques territoriales.
Ce sujet est, en général, plus prégnant pour les agents de catégorie A, soumis à une plus forte mobilité professionnelle et géographique7.
Les inégalités territoriales constituent désormais un frein au concours. Soit par peur d’une affectation dans un endroit jugé difficile ou reculé, soit, et c’est plus nouveau… pour le lieu de formation lui-même.
Rares sont les écoles de formation ministérielles ou interministérielles à proposer un logement8, la nécessité de trouver un logement et de déménager durant l’année de formation est ainsi considérée comme un obstacle9.
De Nouvelles Attentes de la Part des Jeunes Générations
Le Besoin d’Agir, le Souci de l’Environnement
28 % des actifs de moins de 30 ans10 aspirent à agir sur la société à travers leur travail (contre 14 % pour le reste de la population). Cet intérêt pour l’engagement professionnel (qui rejoint aussi les différents constats de Philippe d’Iribarne, voir l’article consacré à son ouvrage, l’étrangeté française).
Est particulièrement prégnant pour les agents publics, avec des dynamiques ministérielles également très fortes. Les « cultures administratives » sont, en effet, marquées. Que l’on pense au ministère de l’Intérieur, aux Armées, mais également à la Justice, aux Finances publiques, au Travail et aux Affaires sociales, aux Affaires étrangères, à l’Écologie, à la Culture et au Patrimoine…
Or, 80 % des agents du service public11 déclarent « être confrontés régulièrement ou très fréquemment à un sentiment d’absurdité dans l’exercice de leur travail. »
D’autre part, les jeunes de 18 à 30 ans attendent très majoritairement (à 80 %12) des engagements environnementaux et sociétaux forts de leur employeur. À cet égard, la forte concurrence du secteur associatif, voire lucratif, avec les démarches de responsabilité sociétale et environnementale prive l’État d’un avantage comparatif dont il pouvait auparavant se prévaloir.
Le Rejet de Certaines Contraintes Associées à la Fonction Publique d’État
Plusieurs particularités ou idées préconçues sont attachées à la fonction publique et nuisent à son attractivité :
L’immobilier de bureau, qui est jugé inadapté aux besoins d’espaces collaboratifs, conviviaux et connectés réclamés par les jeunes générations ;
Le télétravail, souhaité par les trois quarts des jeunes, mais ouverts à seulement un quart des agents de la fonction publique d’État13 ;
Le parcours de carrière, jugé comme linéaire au sein d’un corps de fonctionnaire et ne permettant pas des parcours diversifiés (la réalité est nettement plus complexe, l’État proposant des parcours de carrière extrêmement diversifiés…) ;
La mobilité géographique imposée au moment du concours : à l’école de formation, puis lors des premières affectations ;
L’impossibilité de négocier sa rémunération ;
Le rapport au management, jugé rigide et vertical dans la fonction publique. Partant, un manque d’autonomie au travail.
L’Accès à un Emploi Public est de Plus en Plus Tardif et de Moins en Moins Linéaire
Des Jeunes… de Moins en Moins Jeunes
En 1980, les trois quarts des jeunes rejoignaient l’État directement après leurs études. Ce schéma est aujourd’hui dépassé.
En 2015, seuls 10 % des jeunes dont l’État était leur premier employeur sont entrés avec le statut de fonctionnaire.
La majorité des jeunes enchaînent des emplois atypiques (contrats à durée déterminée et emplois aidés) avant d’être recrutés dans la fonction publique, en particulier pour les concours dont le nombre de places a diminué.
En conséquence, en 2022, l’âge moyen des nouveaux entrants dans la fonction publique d’État est de 33 ans et 3 mois (en comptant les militaires) :
31 ans et 8 mois pour les contractuels (33 ans et 2 mois en excluant les militaires).
Pour rappel, l’âge moyen du premier emploi dans la population générale est de 21 ans et 9 mois.
Des Places de Plus en Plus Rares dans la Fonction Publique d’État
Plus largement, l’État recrute moins qu’auparavant : qu’il s’agisse de fonctionnaires14 ou de contractuels.
La part de l’emploi public dans l’emploi total décroît depuis 2015 (d’une moyenne de 21 à 21,5 % à 19,8 % en 2022) et la part du nombre d’agents de l’État parmi l’ensemble des agents publics diminue encore davantage de 54,2 % en 1990 à 44,6 % en 2022.
Enfin, et comme présenté en introduction, les recrutements réalisés sont désormais très différents. Sur 2022 :
71,4 % des entrées sont recrutés sur des contrats de droit public (soit 176 300 entrées),
21,3 % des entrées sont recrutés, quasi exclusivement par concours, en qualité de fonctionnaire (soit 52 300 entrées).
Par ailleurs, malgré un turn-over très élevé chez les contractuels, ce qui n’est pas sans déstabiliser les services, le nombre de recrutements continue d’augmenter.
Sur 2022, le solde des « entrées moins sorties » est de + 43 600 en faveur des contractuels et de – 15 900 pour les fonctionnaires.
« L’examen de la composition de ces recrutements externes en 2022, comme dans la dernière décennie, permet de constater que l’accès par concours à la fonction publique de l’État n’est plus la norme privilégiée de recrutement pour y accéder et que le contrat s’impose désormais comme un modèle d’embauche, en début de carrière et parfois au-delà. »
Des Candidats de Plus en Plus Diplômés
76 % des agents de la fonction publique d’État détiennent un diplôme du supérieur, contre 42 % dans le secteur privé. Ce niveau de diplôme continue d’augmenter et explique pour partie ce phénomène de recrutement tardif.
En 2022, 48 % des agents recrutés dans la fonction publique de l’État à l’issue d’un concours de catégorie C ont un diplôme de niveau au moins égal à bac+2, alors qu’il n’est exigé que le brevet des collèges.
Ce phénomène de surqualification entraine plusieurs difficultés :
Une exclusion des moins diplômés, donc une moindre mixité sociale ;
Une inadéquation entre le niveau de diplôme et de compétences du lauréat avec les besoins du recruteur, créant une forme de frustration et de démotivation pour les agents concernés.
Cette élévation du niveau de diplôme tient aussi à :
L’élévation du niveau de diplôme exigé pour concourir : par exemple, la masterisation des concours de professeur des écoles, professeur certifié, professeur de lycée professionnelle et professeur d’éducation physique ;
La baisse du nombre de recrutements de catégorie C : 18 400 recrutements en 2002, contre 4 700 en 2022.
Une Absence de Stratégie de l’État Employeur
L’Absence de Suivi et d’Influence Auprès des Contractuels et Apprentis
En 2022, sur les 34 400 agents recrutés en externe comme fonctionnaires de l’État, 39 % étaient déjà agents de l’État : fonctionnaires (10 %) ou contractuels (29 %).
Or, la Cour relève l’absence de stratégie de recrutement, d’influence ou de réseau à destination des anciens agents de l’État. En effet, les expériences probantes pourraient utilement servir aux missions des administrations, mais aucune information n’est conservée et a fortiori utilisée pour des recrutements futurs.
À cet égard, les principaux recruteurs de l’État (hors Armées), à savoir les ministères de l’Éducation nationale (et Enseignement supérieur) et de l’Intérieur, ont encore une stratégie quasi exclusivement orientée sur des recrutements par concours.
S’agissant des apprentis, la situation est encore plus paradoxale. La Cour estime le coût salarial et pédagogique (prise en charge des formations) à environ 100 millions d’euros sur l’année 2023. Si elle salue cet effort de promotion de l’apprentissage, elle s’étonne de l’absence de vision stratégique et pratique.
« L’investissement consenti ne trouve pas de déclinaison opérationnelle et statutaire qui confère un avantage à l’apprenti pour un futur recrutement : la durée de l’apprentissage n’est pas valorisable en termes de reprise d’ancienneté ou de durée d’expérience professionnelle. De même, la dimension qualitative de suivi des apprentis (domaines métiers investis et qualifications acquises), dans la perspective de la constitution d’une gestion prévisionnelle des emplois et compétences, est quasi-inexistante, alors qu’ils constituent le vivier naturel de futures jeunes recrues formées et acculturées au monde professionnel. »
Plus largement, la situation des contractuels et des apprentis présente trois lacunes :
À l’entrée en fonction : alors que les écoles de formation de fonctionnaires proposent des formations souvent longues (de un à deux ans), aucune approche interministérielle ou ministérielle est prévue pour accueillir et harmoniser les connaissances des contractuels et des apprentis.
À la sortie de l’emploi : comme énoncé plus haut, il n’y a pas de suivi de cohortes, de constitution de réseau, voire d’études ministérielles ;
Au retour : le contractuel ou l’apprenti qui souhaiterait passer un concours de la fonction publique ne se voit proposer aucun dispositif spécifique. Ses évaluations, sa manière de servir et ses responsabilités passées n’ayant que peu à voir avec les épreuves des concours externes ou internes.
Si l’on comprend aisément le constat pratique dressé par la Cour, on peut toutefois s’étonner qu’elle feigne d’ignorer l’état du droit, selon lequel le concours demeure la voie d’accès normal à la fonction publique. La difficulté tient probablement, et comme la Cour l’énonce ensuite, à cette juxtaposition de système de gestion (voir l’article dédié à la situation des contractuels dans la fonction publique).
Des Recrutements par Concours Moins Sélectifs
La sélectivité moyenne des concours s’est réduite de 2011 à 2022, passant de 12,4 présents pour un admis à 4,9 pour un admis.
Cette sélectivité n’est toutefois pas homogène :
La sélectivité des concours de professeur des écoles, de professeur certifié et de professeur de lycée professionnel se situe de 2,4 à 3,0 présents pour un admis,
alors qu’elle demeure, par exemple, très élevée chez les ingénieurs d’études du ministère de l’Enseignement supérieur (19,7 présents pour un admis).
Pour les concours de catégorie B, la sélectivité du concours de greffier du deuxième grade des services judiciaires reste basse et s’établit à 2,8 présents pour un admis, tandis que celle du concours de gardien de la paix est plus élevée (5,1) et proche de la moyenne de la fonction publique.
Enfin, parmi les concours de catégorie C, on peut citer le concours d’adjoint administratif de l’Éducation nationale, avec une sélectivité de 12,5, ou encore celui de surveillant de l’administration pénitentiaire avec une sélectivité de 4,3.
Une Fonction Publique à Deux Vitesses
La Cour relève enfin les difficultés liées à ce recours aux contractuels et à ce manque d’attractivité des concours de fonctionnaires.
« L’évolution croissante du recours aux contractuels et les politiques salariales attractives qui sont développées dans certains domaines à leur intention, suscitent dans le même temps, de la part des directeurs des ressources humaines ministériels, une interrogation sur la pérennité, si ce n’est la solidité, du modèle actuel de coexistence de deux modèles d’emplois et de carrières, au sein même des unités de travail. »
Par ailleurs, cette coexistence complexifie la gestion administrative et humaine.
« Les mobilités sont plus fréquentes et les rémunérations sont négociées et individualisées davantage que pour les titulaires, conduisant parfois à des surenchères que les administrations ne peuvent soutenir budgétairement. Enfin, l’accroissement constant du taux de rotation des agents constitue un facteur de fragilité pour les services de l’État. »
Les Leviers pour Développer l’Attractivité de la Fonction Publique d’État
La Création de Dispositifs pour Attirer de Jeunes Talents
Des initiatives encore limitées, qui se manifestent notamment par le plan « talents du service public » lancé en 2021 par la direction générale de l’administration et de la fonction publique :
Les « cordées du service public », qui consistent à communiquer sur les métiers publics auprès des établissements scolaires ;
Les « prépas talents », intégrés aux écoles du service public et destinés à favoriser la réussite aux concours de jeunes défavorisés (près de 1 300 jeunes en 2023) ;
Des concours « talents » pour quelques concours de hauts fonctionnaires (administrateur de l’État, administrateur territorial, directeur d’hôpital, directeur des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, commissaire de police, directeur des services pénitentiaires)15.
Une Meilleure Communication
Une promotion de la « marque employeur » depuis 2023, notamment par la centralisation des offres d’emploi et de la communication de l’État recruteur sur la plateforme « Choisir le service public ».
À cette communication interministérielle, s’ajoute une communication plus traditionnelle, mais pour autant efficace, de certains ministères comme les Armées ou l’Intérieur. Plus récemment, l’Éducation nationale a également choisi de communiquer plutôt sur ses métiers, autour du slogan : « Un professeur, ça change la vie pour toute la vie ».
Des Efforts Salariaux à Prolonger
La Cour reprend les constats de France stratégie sur l’affaissement salarial de la fonction publique d’État (et la fonction publique en général) par rapport aux salariés du privé. À l’exception, peut-être, des hauts fonctionnaires (voir l’article dédié à l’évolution des rémunérations des hauts fonctionnaires des ministères économiques et financiers).
La Cour relève toutefois des efforts sectoriels, comme le Grenelle de l’éducation pour les professeurs ou à des protocoles négociés avec les syndicats comme pour le ministère de l’Intérieur.
Enfin, il convient de relever la mise en place d’une politique salariale interministérielle sur les métiers du numérique en 2019 (circulaire dite « Borne » du 3 janvier 2024). Cependant, cette circulaire, semble-t-il peu concertée avec les administrations, donne à nouveau lieu à des difficultés de gestion, tenant en particulier aux différences de traitement qu’elle implique entre titulaires et contractuels (au profit de ces derniers).
Un Accompagnement Social à Cibler et à Développer
L’action sociale interministérielle représente 134 millions d’euros en 2023 et concerne 500 000 agents16.
Les prestations individuelles (généralement sous conditions de ressources) concernent environ 215 000 agents publics (dont un quart de retraités) :
Chèques vacances ;
Aide au financement de la garde d’enfants (chèques CESU) ;
Aide au maintien à domicile ;
Aide à la première installation (aide unique et générale versée au nouveau fonctionnaire de l’État pour l’assister dans son déménagement17).
Un nouveau régime de protection sociale complémentaire est progressivement mis en place depuis le 1er janvier 2025. Adossé à des contrats collectifs négociés entre l’employeur et des mutuelles et assortis d’une prise en charge de la moitié des cotisations (contre 15 euros auparavant).
Enfin, la politique d’accès au logement tend à prendre une place croissante dans la politique sociale de l’État, en particulier en Ile-de-France et dans certaines grandes métropoles.
Plusieurs pistes sont envisagées :
Une refonte de l’indemnité de résidence18, afin de la faire davantage correspondre aux niveaux de vie des communes ;
L’accès au logement social ou intermédiaire19, facilité par une centralisation des demandes des agents publics sur le site www.demande-logement-social.gouv.fr ;
Enfin, pour certains ministères, par la mise à disposition de logements directement aux agents. C’est le cas du ministère de l’Intérieur, mais surtout des Armées avec un parc de près de 33 800 logements en 2020.
La catégorie « autres statuts » compte principalement les apprentis, enseignants des établissements privés sous contrat et ouvriers d’État. ↩
Ce qui est évidemment un problème pour la fonction publique d’État, qui propose principalement des emplois de cadre. ↩
On pourrait rétorquer que la fonction publique de carrière est nécessairement généraliste, à l’inverse de la fonction publique de métiers. ↩
L’État ne dispose toujours pas d’un corps de fonctionnaire dédié au numérique avec un niveau de rémunérations attractif. En effet, le corps des ingénieurs des systèmes d’information et communication (ISIC) dispose encore d’une grille de catégorie A classique (comme les attachés d’administration ou les inspecteurs des finances publiques). Celle-ci ne permet pas de proposer des rémunérations comparables à celles offertes dans le secteur privé. ↩
Les agents de catégorie B et C sont plus souvent recrutés localement et présentent des trajectoires professionnelles, en moyenne, plus linéaires. ↩
C’est le cas par exemple de l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (INTEFP) notamment chargé de la formation des inspecteurs du travail. C’est aussi le cas pour les écoles de formation des policiers. ↩
Voir par exemple l’enquête du ministère de la transition écologique et de la cohérension des territoires sur le concours de Technicien supérieur principal du développement durable. L’école est située à Valenciennes. ↩
Étude de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). ↩
Un seuil légèrement supérieur au secteur privé et très supérieur aux autres versants de la fonction publique : 13 % en territoriale et 8 % en hospitalière. ↩
Le nombre de fonctionnaires recrutés par l’État est passé de 77 000 en moyenne entre 1991 et 2001 à 38 000 en moyenne entre 2017 et 2022. ↩
Alors que l’endogamie sociale est particulièrement élevée dans la fonction publique en général, on peine à comprendre ce souhait de vouloir réserver des plus hautes fonctions administratives à quelques jeunes issus de milieux plus populaires. Cela peut malheureusement s’interpréter comme un « gadget » au regard des centaines de milliers de recrutements réalisés chaque année. ↩
Soit une moyenne de 268 euros de dépenses annuelles par agent concerné. ↩
Cette aide est une contrepartie à la première affectation suite au concours. Elle permet de financer le coût du déménagement. Elle est de 1 500 euros pour les métropoles et les quartiers prioritaires de la ville ; de 700 euros dans les autres cas. Son montant demeure modeste (13 millions d’euros en 2023). ↩
Créée en 1919, il s’agit de l’une des plus anciennes primes encore en vigueur. ↩
Encouragé par l’investissement de l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (ERAFP) qui permet d’accéder à l’offre locative de CDC habitat via un espace dédié. Cette offre présente un niveau de prix légèrement inférieur au marché, de l’ordre de 10 %, pour des biens comparables. ↩
Cette histoire de la Cour des comptes est notamment construite sur le livre La Cour des comptes « ouvrez et voyez » de Bertucci et Moati.
L’Origine Médiévale de la Cour des Comptes
Une Création de Saint Louis
C’est en 1256 que Saint Louis institue des « gens de comptes ». Il s’agit alors de magistrats et clercs chargés spécifiquement d’instruire les affaires financières du Royaume et d’en rendre compte devant la Cour du Roi.
À la fin du XIIIe siècle, Philippe le Bel attribue à ses gens une « Chambre » dans le nouveau Palais de l’île de la Cité.
Puis, les pouvoirs de cette Chambre des comptes s’élargissent progressivement :
Par l’ordonnance du Vivier-en-Brie de 1320, Philippe le Long consacre la Chambre des comptes comme une institution souveraine. Elle compte alors vingt personnes : sept maîtres des comptes, onze clercs et deux présidents ;
En 1337, la Chambre de Paris devient responsable de l’enregistrement des documents financiers de la Couronne. Tous les actes domaniaux font désormais l’objet d’un double enregistrement : au Parlement et à la Chambre, ce qui permet d’accroître la fiabilité des comptes et leur contrôle ;
En 1469, Louis XI reconnaît l’inamovibilité des juges1.
Les trois principales institutions de la monarchie administrative sont nées :
Le Conseil du Roi (sorte de pouvoir exécutif moderne2) ;
Le Parlement (juridiction de droit commun et pouvoir législatif) ;
La Chambre des comptes de Paris.
Toutefois, aucune unification territoriale n’a encore lieu, à l’exemple du contrat d’union entre la France et la Bretagne (1532) qui maintient l’intégralité des institutions bretonnes indépendantes — dont sa propre Chambre des comptes3.
Un Lent Déclin à Compter du XVIe Siècle
La centralisation monarchique se construit graduellement, notamment autour du contrôleur général des finances. Celui-ci devient rapidement le second personnage du royaume4.
À l’évidence, Colbert, le plus connu des contrôleurs généraux
Pour autant, malgré cette importance des sujets financiers, les chambres des comptes sont en déclin. Elles peinent à unir leurs pratiques et à développer un contrôle financier plus moderne. Le formalisme prend progressivement le pas sur la réalité des prérogatives de contrôle.
La Chambre de Paris devient ainsi une charge familiale, de plus en plus honorifique.
De 1506 à 1791, les présidents de la Chambre de Paris sont tous issus de la lignée de Nicolay.
En 1632, le Roi refuse ainsi à la Chambre de Paris de statuer en dernier ressort. La justice financière est de nouveau « retenue »5.
La Disparition de la Cour à la Révolution et sa Réapparition sous l’Empire
La Disparition de la Cour des Comptes
Les dernières années de la Chambre des comptes de Paris sont particulièrement difficiles. L’incendie de 1737 illustre cette perte d’autorité et de prestige6.
La suppression en 1791 de la Chambre des comptes de Paris et des chambres des comptes provinciales n’est donc pas une surprise.
Le contrôle financier est alors confié à l’Assemblée législative elle-même, mais il aboutit rapidement à une anarchie complète, faute d’une organisation professionnelle dédiée7.
Le Renouveau Sous l’Empire
Napoléon Bonaparte réintroduit d’anciennes structures monarchiques, comme le Conseil du Roi, qui devient, en 1799, le Conseil d’État8. L’objectif étant de reconstituer un pouvoir exécutif fort et structuré9.
Il en est de même pour la Cour des comptes qui renaît par la loi du 16 septembre 1807 et synthétise tout le syncrétisme napoléonien :
L’apparat et l’appareil des anciennes cours ;
L’autorité absolue de l’État et la poursuite de la centralisation révolutionnaire ;
Le service exclusif de l’empereur.
La Cour s’installe dans les locaux du Palais de Justice de l’île de la Cité le 5 novembre 180710.
Source : Ville de Paris / BHVP / Roger-Viollet
De Grands Principes Encore en Vigueur
Dès sa création, plusieurs principes sont posés :
La Cour juge les comptes, pas les comptables (ces derniers pouvant même être déchargés par le ministre des finances) ;
La Cour n’a aucune autorité sur les ordonnateurs (ministres, préfets…) ;
La Cour est composée de magistrats, nommés à vie par l’Empereur (avec le même rang alors que les magistrats de la Cour de cassation) ;
Enfin, la Cour rédige un rapport annuel sur l’exécution des dépenses de l’État. Ce rapport est d’abord secret et destiné au seul Empereur. Il relate l’ensemble des infractions et des mauvais usages de deniers publics constatés11.
La Cour doit appuyer le gouvernement, pas l’entraver.
Le Premier président de l’institution est Francois de Barbé-Marbois, ancien ambassadeur de France aux États-Unis et conseiller d’Etat.
Il présidera la Cour jusqu’en 1834, à l’âge de 88 ans. Barbé-Marbois traversera ainsi plusieurs régimes avec l’institution qu’il dirige, construisant ainsi l’image d’une Cour technicienne et détachée des enjeux politiques.
Le Maintien de la Cour Malgré les Changements de Régimes
L’Habileté des Hommes
La monarchie de 1814 préserve la Cour, servie par l’incroyable longévité (et habileté) de Barbé-Marbois et de quelques commis de talent comme le marquis d’Audiffret.
Président de chambre pendant trente ans (1829-1859), le marquis d’Audiffret attachera son nom à une remise en ordre comptable et financière du royaume. Il est notamment l’auteur de l’ordonnance du 14 septembre 1822 qui posera les principes d’annualité, d’universalité et de spécialité.
Progressivement, la Cour se distancie de l’exécutif et se rapproche du Parlement auquel elle apporte son concours.
La Formalisation d’une Activité de Contrôle Moderne
Par la loi du 21 avril 1832, le rapport annuel de la Cour est remis au Parlement et est rendu public.
Symboliquement, en 1842, la Cour déménage dans les locaux du Palais d’Orsay — elle s’éloigne ainsi du pouvoir exécutif. Elle y restera jusqu’en 1872, en compagnie du Conseil d’Etat.
Parallèlement, le contrôle administratif des dépenses publiques est codifié par l’ordonnance du 31 mai 1838, sous la conduite d’Audiffret.
Il s’ensuivra le très célèbre décret du 31 mai 1862 portant règlement général sur la comptabilité publique, qui s’appliquera pleinement pendant un siècle12.
Avec le développement de l’économie, en particulier sous le Second Empire, le champ du contrôle de la Cour des comptes s’élargit. Il en est ainsi, par exemple, des activités industrielles et économiques menées par les pouvoirs publics.
Au-delà de ce champ, les pouvoirs de la Cour s’affermissent face à l’administration.
La Réaffirmation Républicaine de la Cour des Comptes
L’Édification du Palais Chambon
Avec l’avènement de la République13, la Cour des comptes et le Conseil d’État déménagent au Palais Royal.
Toutefois, les locaux se révèlent assez rapidement inadaptés aux travaux de la Cour, notamment en raison de l’emport par les magistrats d’importantes liasses financières à contrôler14.
Un concours d’architecte est lancé en 1898 sur l’emplacement de l’ancien couvent de l’Assomption, près de la place de la Concorde. Le concours est remporté par Constant Moyaux.
Un premier bâtiment (le bâtiment des archives) est livré en 1900. Il n’est visible que depuis l’intérieur du Palais Chambon. Après la mort de l’architecte, son collaborateur, Paul Gaudet, terminera son œuvre par la livraison du palais complet, en 1912.
Vue de la cour intérieure du Palais Cambon
L’Essor de l’État Providence et l’Interventionnisme Économique
La Première Guerre mondiale constitue un tournant économique et financier. La dépense budgétaire augmente ainsi considérablement : de 5 milliards de francs en 1913 à 14 milliards en 1918.
L’après 1945 est encore plus radical avec un développement des politiques publiques sociales et économiques tous azimuts.
Ce volontarisme s’exprime notamment par des nationalisations :
Renault (1945) ;
Électricité de France (1946) ;
Gaz de France (1946) ;
Charbonnage de France (1947) ;
Régie autonomie des transports parisiens (1948)…
Et, par la création de la Sécurité sociale en 1945 : allocations vieillesse, famille, couverture santé.
Pour faire face à ce développement de l’action publique, le contrôle de la Cour s’adapte. Il couvre dès 1950 la Sécurité sociale, puis il concerne peu à peu l’ensemble des organismes, publics ou privés, qui perçoivent :
Des taxes parafiscales ;
Des cotisations rendues obligatoires par la loi (ordres professionnels, fédérations de chasseurs…) ;
Des versements libératoires en contrepartie d’une obligation légale de faire (1 % logement, formation professionnelle).
Enfin, depuis 1991, la Cour contrôle également les organismes bénéficiant de la générosité du public15.
Il est aussi étonnant de voir la conjonction de grands Rois dans la construction de la Cour des comptes moderne : Saint Louis, Philippe Le Bel, Louis XI. ↩
J’espère que les historiens du droit me pardonneront ces raccourcis. ↩
La Chambre des Comptes de Bretagne a été créée en 1365, soit relativement tôt comparativement à la France. Le duché dispose en effet d’institutions particulièrement modernes et fortes, notamment héritées des Plantagenet. ↩
Tant de noms viennent à l’esprit à l’évocation de la fonction : Gilles de Maupeou (Henri IV), Jean-Baptiste Colbert, John Law, Anne Robert Jacques Turgot, Jacques Necker. ↩
Pour rappel : la justice peut être « retenue », la décision finale revenant au Roi ; la justice « déléguée », confiée par le Roi sans intervention de sa part (le juge agit au nom du Roi) et la Justice indépendante. ↩
Cet incendie aura eu également le malheur de détruire quantité d’archives financières. ↩
Un bureau de la comptabilité nationale est créée, puis une commission de la comptabilité nationale, mais sans disposer de l’autorité et de suffisamment de moyens pour exercer leurs fonctions. ↩
Napoléon Bonaparte innove également en créant par exemple la Banque de France en 1800. ↩
Si la reconstruction d’un pouvoir exécutif en France est à mettre au crédit de Napoléon Bonaparte, il convient bien sûr de relever l’échec politique et institutionnel dans l’édification des contre-pouvoirs législatif et judiciaire – sans parler de ses nombreuses et de plus en plus injustifiables guerres. ↩
Lieu de l’ancienne Chambre des comptes parisienne. ↩
Napoléon invente une forme de droit de remontrance inversé : c’est à la demande de l’Empereur que l’ensemble des dysfonctionnements de l’État lui sont adressés et l’utilisation de ces informations est à sa seule main. ↩
Récit d’un auteur, anonyme, ancien professeur ayant réussi le concours interne de l’ex-École nationale d’administration (ENA), désormais Institut national du supérieur public (INSP).
L’auteur explique le déroulement de la scolarité, l’atmosphère, présente son ressenti, ainsi que quelques réflexions sur la formation. Si les constats et jugements ont désormais plus de dix ans, certains éléments demeurent et peuvent susciter l’intérêt du préparationnaire ou du curieux.
Le but de l’école est, pour l’auteur, clairement assumé : « faire endosser le costume ».
Vous voilà parti à droite et à gauche, parachuté dans des milieux les plus divers et en situation de stress et de commandement.
« On ne ressort pas inchangé de deux ans d’une scolarité menée à un rythme trépidant, qui vous envoie dans les lieux les plus divers vous accoutumer aux réalités les plus opposées. »
Le Concours de l’École Nationale d’Administration
L’auteur commence par une petite présentation du concours.
Le Nombre de Places
L’auteur note que depuis les années 80, l’étiage de recrutement est à peu près stable à 80 élèves :
40 externes,
38 internes et
8 troisième concours.
Répartition aujourd’hui largement remise en cause par la diversification des voies d’accès à l’INSP :
Aux concours « classiques » : Externe, Interne, Troisième Concours ;
Se sont ajoutés deux nouveaux concours : Externe « Talents » et Externe « Docteurs ».
Par ailleurs, le vivier du concours interne et les affectations étant plus larges, le nombre de places est en augmentation.
Traditionnellement, les écrits de l’ENA (puis de l’INSP) se tenaient en septembre. Ce qui impliquait concrètement le sacrifice des vacances d’estivales pour le candidat1.
Il était attendu pour les candidats externes des dissertations, tandis que les internes devaient rédiger des notes de synthèses à partir de dossier d’une cinquantaine de pages2.
Les matières abordées sont le droit public, l’économie, les questions européennes et les questions sociales.
Les Oraux : l’Admission
Les oraux de l’auteur eurent lieu, comme aujourd’hui, dans les locaux parisiens de l’institution, avenue de l’Observatoire, dans le VIe arrondissement de Paris.
Les épreuves débutaient alors par les oraux techniques, avant de se conclure par le fameux « grand oral ». La difficulté tenant au fait que les cinq épreuves orales s’enchaînaient en une seule semaine.
S’agissant des oraux techniques3, les candidats étaient attendus trente minutes avant l’épreuve pour se retrouver « coincé dans une salle ridicule au milieu d’appariteurs et d’auditeurs libres. » Une fois le sujet en main, le candidat disposait de dix minutes pour préparer son intervention et valoriser les mois de préparation au concours.
La prestation durait vingt minutes, dont dix pour l’exposé du candidat. Ensuite, les questions du jury portaient d’abord sur le sujet, puis s’ouvraient à de nouveaux champs de la discipline.
« La séance peut tourner à l’exécution publique à la première erreur. »
L’oral de « culture générale » (ou « Grand Oral »4) est différent. D’une durée de quarante-cinq minutes, il est évidemment moins rythmé.
L’idée est davantage de sonder la personnalité du candidat, sa motivation réelle et de débusquer les contradictions que peut soulever sa présentation. L’épreuve est redoutée par son coefficient et la faculté du jury d’utiliser tout le spectre de notation afin d’éliminer délibérément un candidat qui ne le satisfait pas.
Le jury est composé de cinq membres à l’épreuve de culture générale, contre seulement deux pour les épreuves techniques. Par ailleurs, l’auteur note que le public est plus nombreux au « grand oral », ce qui rajoute inévitablement au stress du candidat.
Les Trois Modules de Formation de l’École Nationale d’Administration
Source : Pexels, Jmark
Une fois à l’école, après la réception de janvier, est présenté le cycle en trois modules :
Le stage International qui débute en février et se termine par les premières épreuves du cycle en juillet ;
Le stage Territoires, qui débute en septembre avec une épreuve de classement en avril de l’année suivante ;
Enfin, le stage Entreprises à compter de mai, jusqu’aux épreuves d’octobre.
Dans son ensemble, chaque module est pris en compte dans la détermination du classement final par la combinaison d’une note de stage et par des notes d’épreuves. Ces derniers vont de la note de synthèse classique à l’épreuve collective de simulation d’une négociation ou de rédaction d’un texte normatif5.
Ce découpage en différents stages, longtemps inchangé, a fait régulièrement l’objet de critiques. En effet, 80 % des énarques rejoignaient ensuite les administrations centrales des ministères, mais ils n’y effectuaient aucun stage lors de leur formation.
Aparté : La Nouvelle Formation à l’INSP
La nouvelle formation à l’INSP prévoit désormais (s’agissant de la voie générale6) une durée globale de stages de onze mois, pour une formation totale de vingt-quatre mois7, avec :
Un stage en environnement international d’une durée de quatorze semaines ;
Une mission en administration centrale d’une durée de quatre semaines ;
Un stage en territoire (généralement une préfecture) d’une durée de dix-neuf semaines ;
Une mission « au contact du public » (en « guichet » d’une préfecture, d’une direction des finances publiques ou d’une caisse de Sécurité sociale) d’une durée de trois semaines ;
Une mission « d’ouverture en territoire », après le stage préfectoral, pour « prolonger l’expérience territoriale » au sein d’un service déconcentré de l’État ou d’une collectivité publique, d’une association ou d’une entreprise.
Autre changement majeur, le classement de sortie ayant été supprimé, les évaluations n’ont plus d’impact sur le débouché de la formation, comme en 2013 à la publication de l’ouvrage de l’auteur.
Une Affectation en Stage Largement à la Main de la Direction
Avant le premier départ en stage, l’auteur dépeint une ambiance détendue et sereine, avec une certaine forme de convivialité entre les élèves.
Toutefois, le premier tableau d’affectation des stages est : « l’une des premières vraies épreuves de l’ENA », elle entraine le stagiaire à gérer joies et déconvenues avec le même entrain et la même soumission.
« La direction des stages est toute-puissante et conduit les affectations comme elle l’entend ; les vœux que nous avons faits ne sont qu’indicatifs. »
L’auteur évoque ainsi des situations où les vœux présentés par les élèves sont ouvertement ignorés.
« Assez vite, certains diront que la meilleure manière d’obtenir un stage conforme à ses vœux est encore de ne rien révéler de ceux-ci… »
Le Stage International à la Commission Européenne
Source : Pexels, Lil Artsy
Le premier stage de l’auteur est à la Commission européenne. Il y découvre une nouvelle institution, mais également une « paperasserie » abondante.
Professionnellement, le choc culturel est total. Le jargon, la lourdeur des textes et des processus d’élaboration, le décalage entre sa perception de la réalité et la bureaucratie européenne heurtent ce professeur devenu administrateur :
« Les journées passent devant l’écran d’ordinateur. Je fais des notes : je synthétise les textes que d’autres fonctionnaires avant moi se sont plu à délayer. Nous imprimons par ramettes entières des textes de directives, des rapports, des études. »
« La Commission est une formidable usine à produire des textes qui ressemblent à du sirop de sucre et qui se répètent tous les uns les autres. »
Outre cette artificialité bureaucratique, l’auteur découvre son nouveau positionnement de « haut fonctionnaire » français. Ainsi, il rencontre José Manuel Barroso8, qui l’invite à dîner la semaine suivante.
« Je commence à réaliser ce qui m’arrive. Il y a quatre mois, je donnais des cours à des élèves de terminale, dans une ambiance assez ronronnante. (…) Maintenant, j’ai eu l’ENA : les problèmes que je découvrais en lisant Le Monde, je me mets à en parler directement avec ceux qui les traitent. »
Enfin, Bruxelles est un lieu de travail anglophone. Mais, l’auteur y découvre un anglais particulier. Outre le jargon européen, la langue commune n’est quasiment jamais la langue maternelle de ses interlocuteurs :
L’atmosphère est étrange avec un anglais parlé par des dizaines de nationalités. L’impression d’être en Erasmus.
Le Profond Malaise de l’Auteur dans les Arcanes Bruxelloises
La marche était peut-être trop haute pour cet ancien professeur.
La passion d’agir et l’envie de servir se retrouvent empêtrés dans une complexité peu amène pour celui qui se destinait plus probablement à des fonctions d’administrateur civil ou de sous-préfet :
« Le plus ennuyeux, c’est que Bruxelles m’aura offert, durant ce stage, un visage opposé à ce qui avait fondé ma démarche d’entrée à l’ENA. Si je suis entré dans cette école, c’est parce que je crois à l’utilité de l’action publique, parce que je crois à la possibilité de me rendre utile moi-même en aidant à conduire des actions qui soient réellement bénéfiques socialement. Le quartier européen de Bruxelles m’a présenté une image inverse. (…) Le mastodonte bruxellois est un animal monstrueux, dépourvu de raison, qui avance imperturbablement sur une route tracée d’avance. Le divorce démocratique avec les aspirations réelles des peuples est consommé depuis longtemps. N’obéissant qu’à sa propre logique bureaucratique, à son idéologie molle, consensuelle et sans attaches, souvent instrumentalisé dans le jeu peu clair d’États-nations qui n’ont jamais vraiment renoncé à une politique de puissance propre, il s’impose avec une nécessité froide. »
« Vingt ans après la chute du Mur, la Commission a entrepris de ressusciter l’Union soviétique. »
Une Scolarité à l’ENA Critiquée par l’Auteur pour son Conformisme
Les journées à Strasbourg commencent par les cours de langue, suivi des cours magistraux ou grandes conférences, des travaux pratiques et des études de cas.
Un Programme Ambitieux Mais dont la Teneur est Inégale
Toutefois, les enseignements sont intégralement dispensés par des intervenants extérieurs. L’École nationale d’administration est une École sans enseignants10…
« Les seuls enseignants plus ou moins permanents sont les professeurs de langues : encore sont-ils payés à l’heure, et révocables du jour au lendemain. (…) La conséquence logique est que l’enseignement est très inégal, du plus technique au plus fumeux. Du conférencier qui sera trop heureux de pouvoir afficher sur son CV qu’il a donné des cours à l’ENA, au préfet en préretraite qui se fait plaisir en venant parler de lui, de l’ancien ministre dont l’École est trop heureuse de pouvoir capter quelques heures, au jeune énarque sorti il y a moins de cinq ans dans les grands corps ou à Bercy. »
« Si bien que chaque stagiaire se présente à l’amphithéâtre avec un ordinateur et un espoir tout entier placé sur le réseau Wifi de l’école. »
Une Absence de Réflexion dans les Enseignements Présentés
Plus dramatique, mais probablement rencontré dans d’autres écoles du service public, l’auteur identifie une autocensure profonde de la direction de l’École dans le traitement des sujets.
L’administration de l’ENA veille à ne présenter aucun sujet politiquement sensible ou sujet à division, donc débats, devant les stagiaires. Rien sur la crise financière, les vicissitudes de la construction européenne ou les ressorts de l’immigration.
« Point besoin d’être pourvu d’un sens hypercritique pour prendre conscience de la vérité souterraine qui traverse cet enseignement : un énarque n’a pas à penser ; il est d’abord un gestionnaire. Les dossiers qu’il nous est demandé d’étudier, les épreuves d’entraînement, laissent ainsi une impression assez nette de formatage. Notre attention est sans cesse rappelée sur la sacro-sainte “commande”. »
Une Critique Plus Aiguë de l’Auteur sur le Conformisme
« L’ENA nous forme moins qu’elle ne nous formate. L’essentiel de nos connaissances, d’ailleurs, était censé être acquis avant notre entrée. Ce que l’École veut, c’est donc moins nous enrichir de nouveaux savoirs que de nous donner la conscience exacte des formes dans lesquelles tout savoir doit s’inscrire ; nous ramener au même moule de savoir-être et de savoir-faire, s’assurer de la standardisation de ce que nous produirons. Les deux ans que nous passons à faire des notes en tous genres n’ont que ce seul but : inscrire en nous, comme un fait acquis, la conscience exacte des limites à ne jamais dépasser, des solutions à ne jamais inventer. »
L’auteur déplore le fait que l’évaluation valorise, non pas l’originalité des solutions ou la créativité des idées, mais la clarté et le caractère direct et opérationnel des solutions proposées.
Il est attendu des candidats d’épouser strictement le point de vue du ministère qu’il représente et de négliger les éléments, éventuellement pertinents, qui contrediraient la « commande ». En conséquence, les élèves identifient des trames et des mots-clés (externalités, défaillances de marché, signal-prix, élasticité, distorsion…) à même de venir justifier n’importe quel raisonnement.
Tout amène à un conformisme de bon aloi. Dans la promotion, chacun sent cette absence de réflexion personnelle, cette docilité dans la justification et la traduction opérationnelle :
« Les résultats (sont) édifiants : la fidélité absolue aux instructions données aboutit à une homogénéité surprenante des copies. De façon stupéfiante, les élèves les plus différents de caractère, aux opinions politiques les plus diverses, se retrouvent à rédiger des copies qui semblent se cloner les unes les autres : mêmes plans, mêmes analyses, mêmes conclusions. »
Le conformisme s’exprime jusque dans la tenue où, en stage, le « maitre de stage11 » est ainsi amené à se prononcer sur la « présentation » du stagiaire.
Je suis ici partagé. Certes, la réflexion, y compris critique, et une certaine indépendance intellectuelle sont importantes pour le fonctionnaire (ce recul est d’ailleurs valorisé à l’oral de culture général précédemment évoqué). Toutefois, il ne revient pas au fonctionnaire de discuter du bien fondé de la « commande » d’un supérieur, à plus forte raison, s’il s’agit d’un élu. Ce « conformisme » est aussi la réponse au principe d’obéissance hiérarchique.
« L’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. »
Une Évaluation Continue Valorisant la « Docilité » des Candidats Selon l’Auteur
« C’est comme un jeu dont le meilleur serait celui qui respecte le mieux les règles : ce que l’École attend de nous, il faut le faire sans état d’âme. »
L’auteur partage alors quelques bons conseils mâtinés d’ironie, notamment sur la pratique de la « lettre d’installation » adressée à la direction des études et des stages de l’ENA peu après le démarrage du stage :
« On insistera évidemment — mais faut-il le rappeler ? — sur l’enthousiasme et l’appétit avec lesquels on s’est jeté sur ces missions, l’idée étant que le lecteur doit être convaincu que notre stage est parti sur un rythme trépidant et sera rempli de tâches plus formatrices les unes que les autres. La lettre se clôt sur de nouvelles salutations respectueuses et doit laisser un sentiment d’impatience et de réelle envie de se voir confier encore plus de travail. »
Le Stage « Territoires » en Préfecture
« Le stage Préfecture est un hommage d’une institution prestigieuse, mais jeune, l’ENA, à une veille dame qui représente la tradition plus que séculaire de l’administration française. »
Source : Pexels, Stuthnagyniki
Parmi tous ces stages et évaluations, le stage « territoires » est le plus important :
Il s’agit d’un stage long (cinq mois « complets »13, avec en général la permanence à assurer pendant les fêtes de fin d’année) ;
Il s’agit du plus gros coefficient ;
Il s’agit du seul vrai stage « administratif » et en lien avec les futures fonctions de l’énarque14 ;
Enfin, et surtout, il s’agit d’un stage en contact permanent avec le préfet. Occasion unique d’apprendre pour le stagiaire et de tester les potentialités d’une potentielle future recrue pour le préfet15.
« Des journées qui commencent à 7 heures pour finir à 22, après la traditionnelle réunion du soir entre le préfet, le secrétaire général et le directeur de cabinet. »
Les préfets ont au moins une chose en commun : leur personnalité forte16 et leur capacité de travail immense.
Le stage territorial est aussi connu pour proposer la plus grande diversité de sujets : le préfet devant, en permanence, passer du sujet le plus grave au plus mineur, d’une réunion ministérielle à un échange avec un élu municipal, de la délinquance à l’urbanisme.
Le Stage en Entreprise
Source : Pexels, Pierre Blache
Troisième et ultime stage, l’Entreprise, où le stagiaire est censé produire :
« Un effort de réflexion sur la possibilité d’appliquer à l’administration publique les modes de gestion et de management observés sur les lieux de stage. »
« La stratégie consistant à envoyer toute une promotion de l’ENA, six mois avant sa sortie, dans ces lieux où l’argent semble couler à flots échappe à beaucoup d’entre nous. »
Pour l’auteur, le stage en entreprise constitue un vrai choc de culture, semble-t-il largement partagé par ses condisciples.
L’enjeu est de paraître pressé, occupé et heureux. Tout est d’abord dans la communication, à destination des middle managers, du top management, du consumer…
« À l’opposé de l’administration, qui peut donner l’image de l’immobilisme ou de l’inertie, l’entreprise est comme un chien fou qui fonce sans trop savoir où il va, ne suivant que son flair, l’attirant vers les meilleures sources supposées de profit. »
L’auteur est ainsi étonné par la valeur purement indicative des organigrammes, le degré d’initiative laissé aux salariés, la concurrence au sein même des équipes. L’entreprise paraît en tous points contraire à l’administration, que l’auteur qualifie de « jardin à la française ».
Enfin, l’auteur retient de son stage en entreprise une certaine forme de violence et de cynisme dans les rapports interpersonnels. En témoigne les propos du manager de l’entreprise d’affectation de l’auteur :
« Si on veut que les gens se bougent, il suffit de leur fixer des objectifs impossibles. »
Les Dernières Épreuves et le Bilan de la Scolarité
Source : Pexels, Runffwpu
Une fois le stage terminé, la fatigue s’installe, d’autant que la durée complète de la formation (deux ans), souvent précédée d’une année de préparation, se révèle de plus en plus pesante.
« Cela fait un an et demi que l’École nous promène à droite et à gauche, que nos semaines sont ponctuées de conférences de méthode et de simulations de réunions, de rencontres en tout genre et de voyages en train ; nous approchons du dixième déménagement-réenmménagement dans un nouveau lieu : nous en sommes arrivés à un point où même l’effet de surprise n’agit plus ; la lassitude est générale. »
L’auteur en profite pour réaliser un bilan, aussi lucide que froid, sur ce que l’École appelle avec un euphémisme : « l’implication ». Autrement dit, un dévouement total, voire un « sacrifice »17.
Chacun doit mettre en parenthèse sa vie privée et familiale, peu importe les contraintes ou les événements personnels :
« Des camarades devenus pères en cours de scolarité me confieront l’absence complète de compréhension de l’École quant à de possibles absences autour de la date d’accouchement. En stage, poser un jour de congé est très mal vu. »
« Les tensions nées du rythme imposé sont réelles, même si elles sont délibérément ignorées de l’École. Des camarades voient leur couple exploser. D’autres doivent gérer les perturbations que leurs absences prolongées induisent désormais chez leurs enfants. Pour ces chargés de famille, les week-ends finissent par devenir aussi épuisants que le travail de la semaine. »
L’auteur s’interroge alors franchement sur le décalage entre les exigences de l’École et les perspectives en sortie d’école qui : « frisent parfois l’absurde ».
La Question du Classement de Sortie et d’une Forme de Discrimination Institutionnelle à l’Égard des Internes
Les élèves de la promotion Rousseau de plus de 33 ans représentent près de la moitié des élèves, mais moins du quart des meilleures notes. Et, le préjudice lié à l’ancienneté s’accroît : les élèves de 36 ans et plus représentent le quart de l’effectif et la moitié des notes les plus basses.
Pour autant, pour l’auteur, la suppression du classement de sortie est « une fausse bonne idée ». Paradoxalement, le classement homogénéise la promotion et permet d’éviter les discriminations.
« Supprimer le classement, c’est supprimer l’égalité a priori qui existe entre tous les élèves d’une promotion : chacun redevient non plus seulement un élève de l’ENA, mais d’abord un ancien de Sciences Po, un littéraire ou un juriste, un ingénieur, un ancien d’une école de commerce…18 »
En Conclusion : Faut-il Passer le Concours de l’ENA ?
Pour l’auteur, si on considère froidement les postes à la sortie de l’école, en général un poste d’adjoint à chef de bureau en administration centrale, la réponse est clairement : non.
« On peut même pousser plus loin en ajoutant qu’au vu des niveaux de responsabilité ou de rémunération offerts dans beaucoup de cas, engager deux ans de sa vie dans une scolarité aussi exigeante que celle de l’ENA est presque contre-productif. »
Toutefois, l’auteur considère une autre option, plus résignée, consistant à suivre la scolarité « en bon père de famille », sans se préoccuper du classement. Travailler ces deux années, même doucement, garantit de réelles possibilités de carrière, sans les « trajectoires de fusée d’un capitaine d’industrie ».
Le problème est que la majorité des élèves veulent et tentent d’obtenir les meilleures places du classement.
« Aimantés vers ce pôle d’attraction que constituent le Conseil d’État, la Cour des comptes ou l’IGF, une majorité d’élèves sont prêts à sacrifier deux ans de vie personnelle pour décrocher le Graal. À la clef, trop de désillusions. »
Pour autant, et en dépit des déconvenues de certains élèves, l’auteur note que ces hiérarchies sont inhérentes au fonctionnement administratif selon l’auteur :
« L’administration est une chaîne de commandement et une organisation que se pense de façon verticale, en pyramide ; l’horizontalité, le fonctionnement en réseau, lui sont contre-nature, puisqu’elles supposent une prise d’autonomie qui est contraire à son souci du contrôle et de l’égalité de traitement des administrés. »
Compte tenu du nouveau mode d’appariement en fin de scolarité, reposant sur des entretiens avec les futurs recruteurs, il serait très utile que de nouveaux témoignages et études renouvèlent les points de vue sur cette scolarité.
À compter de l’édition 2026, les épreuves devraient (enfin !) se dérouler au cours du premier semestre, pour une rentrée en formation en septembre. ↩
Le nouveau concours interne de l’INSP ne comporte simplement plus d’épreuves académiques. Outre l’entretien de motivation (qui remplace le « grand oral »), seuls subsistent une épreuve d’anglais, qui peut-être éliminatoire et une épreuve de mise en situation collective avec un coefficient important. Cette dernière épreuve vise à identifier les compétences relationnelles des candidats et leurs capacités de coopération. ↩
Il n’existe plus d’oral de « culture générale » ou de « grand oral », mais un « entretien » destiné à apprécier les qualités et aptitudes du candidat, son savoir-être et sa motivation. ↩
La « voie générale » est la voie administrative « classique », tandis que la « voie d’orient » vise à former les futurs diplomates. ↩
Les durées de formation de 24 mois semblent désormais la norme pour les formations de cadres supérieurs : administrateur territorial, directeur d’hôpital, directeur d’établissement sanitaire, social et médico-social… ↩
La légistique est l’art du… légiste. Cet enseignement consiste, selon le Guide de légistique, a : « présenter l’ensemble des règles, principes et méthodes qui doivent être observés dans la préparation des textes normatifs : lois, ordonnances, décrets, arrêtés… » ↩
C’est le cas de l’ensemble des écoles professionnelles de la fonction publique. Ce caractère se retrouve également dans certaines professions règlementées comme pour les avocats (avec les mêmes critiques sur l’inégalité des enseignements). ↩
Le haut-fonctionnaire (diplomate ou préfet) ou chef d’entreprise qui accueille le stagiaire. ↩
« Un ou deux jours de congés, voire pas du tout, des astreintes de weekends à répétition. (…) Nous en sortirons rincés. » ↩
Les énarques sont plus souvent affectés en administration préfectorale qu’en ambassade. ↩
Les énarques sont plutôt rares en administration territoriale, cantonnés jusqu’il y a peu aux postes de sous-préfets, directeurs de cabinet d’un préfet ou secrétaire général de préfecture et quasiment absents des postes en directions départementales ou en opérateurs. ↩
« Parce qu’ils sont soumis à une forte pression et assument de lourdes responsabilités, les préfets ont des personnalités fortes. » ↩
Est évoqué également le coût prohibitif des différents déménagements et coûts de logement au regard de la faiblesse du traitement en formation. Ce point est normalement corrigé désormais, en particulier pour les internes. ↩
L’argument est réversible au regard de la très forte endogamie des élèves issus du concours externe et quasiment tous passés par Sciences Po Paris. ↩
Ce livre de Philippe d’Iribarne me semble être, avec quelques autres1, utile à la compréhension de la société française.
La grille de lecture proposée dans l’ouvrage trouve également une application concrète dans l’étude du modèle de fonction publique française.
En effet, plusieurs points soulevés dans l’ouvrage se retrouvent à l’évidence dans notre fonction publique :
La hiérarchie : les grandes écoles, les statuts, le corporatisme… avec, en conséquence :
Une faible autonomie des premiers échelons de travailleurs, qui implique (en retour) des formes d’insubordinations ;
Des rigidités dans les conditions de travail et la fixation des rémunérations ;
Une prescription sociale très forte et des valeurs ancrées dans un idéal de noblesse (désintéressement, pureté…) :
Ce qui implique une sphère privée plus réduite que dans le modèle anglo-saxon2 ;
Une valorisation des métiers et des fonctions jugées nobles, au détriment des tâches opérationnelles.
La Contradiction du Mythe Français : l’Égalité et la Grandeur
Une Conception Individualiste et Aristocratique de la Liberté
La conception anglo-saxonne de la liberté est intimement liée à celle de propriété. Lock parle ainsi du droit de propriété de l’homme sur sa vie, sa liberté et ses biens.
En Allemagne, le sujet d’une communauté est libre par et pour son appartenance à la communauté.
En France, la conception de la liberté possède les traits de la noblesse, de la grandeur. Alexis de Tocqueville oppose ainsi : « les mâles et fièvres vertus du citoyen » aux « basses complaisances de l’esclave »3.
Même Benjamin Constant est sensible à ce parallèle :
« Ce n’est pas au bonheur seul, c’est au perfectionnement que notre destin nous appelle. »
« La liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait donné. »
D’ailleurs l’opposition entre l’homme libre et l’esclave est une position sociale en même temps que politique. La grandeur attachée à la liberté contraste avec l’avilissement, l’abrutissement, la « dégradation morale » (Marx) de l’esclave, souvent vu comme responsable, ou au moins complice de sa condition (La Boétie).
Une Société Imprégnée par les Valeurs de la Noblesse : la Pureté et la Distinction
Le Panthéon (ici, la cérémonie de transfert du cœur de Gambetta) et la Légion d’honneur incarnent cette noblesse républicaine française.
Pour l’auteur, il n’existe pas une, mais deux « noblesses » françaises :
La noblesse spirituelle ou cléricale, qui échappe à la bassesse du quotidien : la pensée, l’art, les idées transcendantes… À l’évidence, le domaine des enseignants ;
La noblesse qui prolonge son existence au-delà de la mort : par la gloire ou par l’héritage (la lignée). Il s’agit là de la noblesse aristocratique ou bourgeoise, plus traditionnelle.
Cette noblesse (traditionnelle ou intellectuelle) est conçue en opposition à la souillure, la perversion. Pour Philippe d’Iribarne, Marcel Proust incarne à merveille cette conception. Le noble est pur, détaché des « bas calculs » comme du « monde des riches ». Sans égard pour le confort de sa situation (qui est pour Proust une évidence), seules importent les valeurs religieuses et spirituelles :
« À côté de celle d’un grand artiste, l’amabilité d’un grand seigneur, si charmante soit-elle, à l’air d’un jeu d’acteur, d’une simulation. »
La réussite n’est conçue comme respectable que si elle est obtenue « sans courber l’échine et sans en faire trop état ».
Une Contradiction Profondément Ancrée
Pour les Américains, c’est avant tout le pêché qui souille et cherchez à se distinguer du commun est perçu comme une forme d’arrogance peu démocratique. Pour les français, il s’agira du déshonneur ; la pureté relève d’un registre social.
« L’histoire des sociétés européennes est marquée par un double héritage éthique. À un héritage antique, grec et romain, se superpose un héritage biblique, et au premier chef évangélique. (…) L’un célèbre la grandeur et la magnanimité, l’autre l’humilité. L’un distingue radicalement les devoirs propres aux divers états de vie, l’autre soumet les humbles et les puissants aux mêmes devoirs. »
Pris dans une sorte de symbiose conflictuelle entre le désir de grandeur et l’idéal d’égalité, la France vit aujourd’hui dans une contradiction permanente.
Un Modèle Social Hiérarchique : Peu d’Autonomie, Beaucoup d’Insubordination
Le Corporatisme Français
Les français valorisent les métiers par ce qu’ils impliquent, leur « logique interne ». Quand on exerce un métier, on s’inscrit dans un corps, une corporation4. Et, plus le métier est jugé noble, plus il implique de responsabilités.
L’exemple le plus symptomatique est évidemment la création française de la catégorie de « cadre », conçue comme étant un sachant et un manager.
Toutefois, pour l’auteur, ces distinctions et cet ordonnancement des corps et des métiers pèsent peu dans la compétition économique mondiale. Ils génèrent même une forme de frustration devant la réalité.
Une Conception du Devoir Parfois Jusqu’au boutiste
La France représente tout à la fois un modèle très hiérarchique et une représentation vivante d’une forme de rébellion perpétuelle.
Pour l’auteur, cela tient à des conceptions de l’autonomie et du devoir particulières :
Les salariés français (ou agents publics) disposent en général d’une moindre autonomie, par une très forte hiérarchisation (alimentée par le corporatisme énoncé plus haut) ;
Pour autant, les salariés ne se sentent pas « à la disposition de l’employeur », mais plus souvent investis d’une forme de devoir, lié à leur expertise. Dans ce cadre, leur avis devient la règle5. L’exemple topique est celui de l’agent public qui défend « le service public ».
Ce qui est parfois du « jusqu’au-boutisme »6 dans la conception du métier tranche avec l’art du compromis allemand.
Le Refus de la Subordination
« Puisqu’il faut servir, je pense que vaut mieux le faire sous un lion de bonne maison, et qui est né beaucoup plus fort que moi, que sous deux cents rats de mon espèce. » Voltaire.
Ce refus de la subordination porte sur :
Le rapport au travail : qui ne doit pas être « abaissant », « indigne »… À rebours du système contractuel américain, où toutes les relations de travail sont envisageables ; en France, un modèle de valeurs s’impose.
À cet égard, dans le rapport au travail, les américains et les français seraient également différents pour l’auteur : le salarié français installe un système de valeurs à sa prise de poste7, tandis que l’américain… attend les ordres.
Le rapport au client est aussi très différent. « Se vendre » est perçu comme une forme de soumission dégradante et les préjugés sont forts à l’égard des commerciaux ;
Un tropisme pour la fonction publique8, qui porte en elle l’idée de « mission », de « valeurs », d’une « noblesse d’État ».
Enfin, le rapport aux règles est singulier : les français ont la réputation de « jouer avec les règles », quand la tradition anglo-saxonne est nettement plus rigoureuse.
Un Marché du Travail Inefficient et Rigide
Le Marché du Travail « Classique » et le Droit des Contrats
Dans le modèle capitaliste classique, comme aux États-Unis, la liberté du travail et la liberté des contrats vont de pair. Ce faisant, le syndicalisme y tient une place importante puisqu’il permet de fédérer les travailleurs pour peser dans la négociation collective.
Par ailleurs, le système syndical, hérité du New Deal et de la loi Wagner de 1935, repose sur le principe d’un syndicat unique, celui majoritaire.
La France s’est construite par opposition aux corporations, avec la célèbre loi Le Chapelier du 14 juin 1791. La Révolution s’est construite sur des idées très libérales, où chacun est l’égal de l’autre. En conséquence, les différents ordres et corporations n’y ont plus de place9 et le syndicalisme n’a jamais eu la force de ses homologues anglo-saxons.
Pour autant, malgré ces principes républicains (et comme on l’a vu précédemment), les idées de rang, de statut… demeurent fondamentales. Jusqu’à former de nouveaux « privilèges ».
Des Rémunérations Déconnectées des Résultats
Pour l’auteur, les rémunérations salariales françaises sont essentiellement déterminées par des grilles10 et très peu selon des critères de performance.
Il n’y a pas de logique de marché dans le calcul des rémunérations françaises.
Les économistes évoquent ainsi une « rigidité des salaires », ce qui implique peu de dispersion salariale pour un même emploi. Cet effet serait particulièrement néfaste sur les emplois les moins qualifiés11.
Deux valeurs rentrent en compte chez le travailleur : la valeur de statut et la valeur de marché. Si la seconde est supérieure à la première, tout va bien. Dans le cas inverse (cadre de cinquante ans, jeune sans diplôme et sans expérience…), le travailleur est bloqué ; d’où le chômage de longue durée.
Pour l’auteur, les français portent un regard trop dur sur les emplois peu qualifiés, jugés « indignes »13.
« L’affirmation selon laquelle le chômage global n’a rien à voir avec des questions de flexibilité, et donc avec le rôle des questions de statut, n’est guère crédible. Les comparaisons internationales montrent bien que là où le marché du travail est »flexible », un faible niveau de chômage, et spécialement un faible niveau de chômage de longue durée, coïncide sans mal avec un haut niveau d’emploi et une durée du travail élevée. »
Une Remise en Cause Progressive du Management « à la Française »
Une usine française d’obus (il y a quelques temps).
La situation économique se dégradant après les trente glorieuses, c’est toute la politique manageriale, paternaliste et laxiste qui a dû être repensée. (…) Tout un ensemble de politiques sociales invisibles se sont retrouvées subitement remises en cause.
Avec la compétition économique, de nouvelles modalités de recrutement et de gestion des salariés sont apparues. La pression sur les salariés s’est intensifiée, avec un pilotage par objectif, davantage de flexibilité dans les conditions d’emplois (y compris en termes de disponibilité horaire) et une plus grande dispersion salariale. Pour l’auteur, ce chemin n’est pas terminé.
La France et le Déni de la Mondialisation
Pour Philippe d’Iribane, il est impossible de concilier :
Une compétition économique intense et mondialisée ;
La réduction du chômage et
La préservation des « acquis sociaux ».
Pour autant, une transition vers un modèle libéral anglo-saxon n’apparaît pas non plus naturelle ou évidente. Le marché n’est pas conçu en France comme neutre ou impartial comme dans les théories libérales.
« L’avènement au sein d’une société de statuts et de rangs, d’une économie de marché progressivement libérée de toute entrave est au cœur de la crise du »modèle social français ». Les dégâts sociaux provoqués par la pression du marché incitent à s’arc-bouter bec et ongles sur la défense des statuts. Simultanément, quand les droits acquis apparaissent comme autant de privilèges qui entravent un bon fonctionnement de l’économie, les combats jusqu’au boutistes menés pour les défendre incitent à penser qu’il n’est de salut que dans le marché. Échapper à ce cercle vicieux suppose de renoncer à la fois à la sacralisation (on pourrait dire l’idolâtrie) et du marché et du statut. »
L’auteur appelle d’abord à une prise de conscience sur l’efficacité de l’économie de marché et de la politique concurrentielle. Pour autant, il considère que le modèle libéral anglo-saxon est une impasse, en particulier en France où le besoin de protection sociale est une demande politique fondamentale.
Il convient donc de trouver un équilibre entre le modèle français, que l’auteur considère comme globalement inefficient, et un modèle néolibéral abandonnant toute politique sociale.
Une Méritocratie Scolaire Devenue Insupportable pour une Majorité de Français
Salle de classe de l’école Lavoisier (en 1921).
Le système éducatif français est connu pour ses spécificités :
Un enseignement supérieur à deux vitesses :
L’université, principalement intéressée par la recherche et l’enseignement, et
Les grandes écoles, où seul importe la difficulté du concours d’entrée14 : « une fois le concours passé, l’essentiel est fait » ;
Une hiérarchie subtile marquée par un dédain pour les filières techniques et pratiques ;
Un rôle trop important de la formation initiale sur la formation professionnelle ou continue : les titres scolaires façonnent plus qu’ailleurs les inégalités sociales ;
Un dédain assumé pour les filières techniques et pratiques, initiales (l’apprentissage15) comme continues ;
Une grande méfiance pour cette machine à trier perçue par beaucoup comme profondément injuste et constituant « un instrument de perpétuation des classes supérieures ».
La volonté égalisatrice française n’accepte plus la hiérarchisation des parcours scolaires, assimilée à une différence de »rangs », de dignité. Il n’y a en fait qu’en France où la question de la dignité est restée une question de rang social ; elle n’est toujours pas inhérente à la personne humaine… d’où la passion égalitaire et la crispation contre tout syndrome élitiste.
Pour l’auteur, le monde de l’éducation a suivi lors des dernières décennies une évolution contraire à celle du monde du travail : avec une revendication de radicale égalité, de remise en cause des élites.
La France et l’Immigration
Le Rejet du Modèle Libéral Anglo-Saxon
Les sociétés libérales anglo-saxonnes se conçoivent par une égalité formelle (politique et juridique), mais de profondes différences économiques, sociales, culturelles, religieuses… Ces divergences sont renvoyées à la sphère privée.
Cette grande tolérance vis-à-vis des différences plus ou moins marquées entre les individus est associée à une solidarité publique nettement plus faible. Et, lorsqu’elle s’exprime, c’est d’abord entre des individus semblables, au sein d’une même communauté.
Ce modèle montre aujourd’hui ses limites. Il favorise l’exclusion, le racisme, la ségrégation, le communautarisme.
Si la société française conçoit une séparation des sphères privées et publiques, elle n’est pas pour autant prête à une hétérogénéité libérale qu’elle perçoit comme hypocrite. Le combat pour l’égalité en France est moins politique que social ; les mêmes droits pour tous ne valent rien si les distinctions sociales restent marquées. Les »ghettos » américains, comme les »gates communities » (villes fermées regroupant les classes aisées) sont jugés avec mépris, indignation ; l’objectif est au contraire la »mixité sociale ». Parler d’ethnie, de race… c’est immanquablement commettre une stigmatisation inacceptable.
Une Sociabilité Marquée par les Hiérarchies
La société française est égalitariste s’agissant des conditions de vie, mais elle n’en est pas moins marquée par une hiérarchie très forte. Les « manières » d’un individu révèlent son appartenance ou non à une catégorie sociale.
« Le statut social de chacun n’est pas perçu comme une sorte d’enveloppe contingente, revêtue de manière transitoire et dont il est fort possible qu’elle change bientôt du tout au tout, ou du moins comme quelque chose qui n’atteint pas l’essentiel de sa personne. Il est plutôt vu comme une sorte de caractère indélébile marquant son être même, caractère que seules des circonstances exceptionnelles seront susceptibles de modifier, et qui détermine la manière dont il convient d’être traité. »
Contrairement aux modèles anglo-saxons, le français se considère comme responsable de l’autre : de son sort, comme de son comportement. Il cherche en l’autre, un semblable.
En conséquence, le modèle français d’intégration implique de la part de l’étranger une forme d’allégeance. L’intégration ou assimilation n’est pas seulement politique, elle est aussi sociale. L’étranger doit devenir « indiscernable ».
Lorsque le processus d’intégration échoue, c’est donc aussi un échec social. Or, la société française est particulièrement normative en matière de comportements sociaux et assigne à chacun une place. L’absence de maitrise de ces « codes »16 et le souhait de certains immigrés de rester fidèle à leurs racines est ainsi souvent perçu très négativement.
On peut y joindre l’Esprit de Cour de Norbert Elias, par exemple. ↩
Comme on le verra plus loin, le français n’est pas indifférent au mode de vie de son prochain. ↩
La grandeur attachée à la liberté est régulièrement, dans la pensée française, opposée à l’esclave, plus ou moins complice de sa condition (La Boétie). ↩
La thèse d’Iribarne revient régulièrement sur l’idée que le fond des valeurs françaises est encore imprégné de monarchisme. ↩
D’autant que la hiérarchie française n’a que très peu d’égard pour l’exécution. Le salarié français doit donc répondre à beaucoup d’injonctions, mais il détient une parcelle d’autonomie dans cette exécution, qu’il est le seul à maîtriser. ↩
Ce « mythe » de l’égalité entre les citoyens se retrouve dans le traitement des minorités régionales, sexuelles, issues de l’immigration… La France ne reconnaît que des « citoyens ». Au risque de parfois nier le réel. ↩
Dans la fonction publique comme dans les conventions collectives privées. ↩
Le risque est plus grand que l’employé ne donne pas satisfaction, compte tenu des faibles compétences. Inversement, le bon employé n’est pas incité à améliorer sa productivité. ↩
L’expression est évidemment celle de Denis Olivennes, mais Philippe d’Iribane s’en rapproche. ↩
On objectera que les individus porteurs de ces visions libérales et mécanistes du marché du travail sont également les moins concernés par leurs conséquences. Ils n’auront pas à subir un travail peu qualifié, peu rémunéré et avec peu de perspectives professionnelles et sociales. ↩
Plus le concours d’entrée est difficile, plus l’école est prestigieuse. Peu importe le contenu réel des enseignements. ↩
On peut toutefois souligner la profonde transformation initiée par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, dite Pénicaud, de 2018. Toutefois, le développement de l’apprentissage a été particulièrement fort dans l’enseignement supérieur. ↩
Voire le refus de les appliquer. La très forte hiérarchie de la société française étant considérée comme injuste, pouvant être perçu comme un « exercice de domination ». Par ailleurs, cette hiérarchie tend, notamment dans les métropoles, à se superposer aux origines immigrées de certains travailleurs. ↩
L’ouvrage de Maya Bacache-Beauvallet, publication de sa thèse soutenue en 2002, est particulièrement riche en références théoriques et permet de dégager de grandes réponses à de grandes questions évoquées ci-après : la dette publique (son origine et sa gestion), la mesure de l’efficacité de l’action publique, enfin la nature de l’emploi public (ses spécificités).
Une Crise de la Sphère Publique Inséparable de la Crise Budgétaire
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Pour l’auteure, la crise de légitimité de la fonction publique s’explique pour partie par l’apparition d’un déficit budgétaire important et continu à compter de 1980. Cette crise financière concerne l’État, et par contagion, la sphère sociale qui n’est normalement pas constituée pour générer des dettes1.
À cette crise budgétaire, s’ajoute une crise juridique, plus abondamment décrite par la littérature juridique, économique ou politiste2 :
Une crise de légitimité : par la multiplication des affaires judiciaires à l’égard d’élus nationaux ou locaux et d’un rapprochement progressif entre les droits publics et privés3,
Une crise d’efficacité : en termes d’égalité devant le service public, d’égalité des chances…
Cette crise invite à la réflexion sur :
Le périmètre de l’action publique : le versant libéral proposant de réguler des secteurs privatisés quand un versant interventionniste pose une supériorité de l’État dans la production directe de services ;
Le mode d’organisation de l’État : un versant de la réflexion, inspiré par une (supposée) plus grande efficience du secteur privé, pose un rapprochement du statut du fonctionnaire du contrat de droit privé. Un versant opposé, incarné notamment par l’auteure, préconise au contraire le modèle de carrière pour les agents publics.
L’Absence de Consensus Économique sur les Effets des Déficits Budgétaires
L’auteure pointe les apories du débat économique :
Les théoriciens néo-keynésiens mettent en évidence un effet récessif des politiques de contraction budgétaire ;
La théorie néoclassique affirme la neutralité des déficits budgétaires sur la croissance.
Par ailleurs, à rebours des théories néo-keynésiennes, certains exemples d’ajustements budgétaires récents ont été expansionnistes. Ce qui ne s’explique par aucune des deux grandes théories économiques4.
La Psychologie des Acteurs a un Impact sur la Croissance Économique
Pour l’auteure, si les mécanismes mathématiques ne trouvent pas à s’appliquer, c’est que les mécanismes psychologiques (et spécifiquement les anticipations des acteurs) expliqueraient une part des divergences de comportement entre les pays.
« Il semblerait donc qu’on puisse faire des ajustements budgétaires sans coût en termes de croissance, mais ceci a certaines conditions portant sur l’importance et les modalités de l’ajustement. »
Comment Diminuer la Dette d’un Pays ?
L’auteure identifie5plusieurs marqueurs d’une politique efficace de désendettement :
Un gouvernement fort : les gouvernements majoritaires sont plus efficaces que les coalitions ;
Le choix d’une diminution des dépenses : les ajustements sont plus efficaces lorsqu’ils portent sur les dépenses plutôt que sur les recettes.
« Un gouvernement qui accepte de réduire ces dépenses envoie le signal qu’il est prêt à réduire les dépenses et les impôts futurs et renverse ainsi les anticipations. »
Les Théories Expliquant l’Augmentation du Déficit Budgétaire
Les économistes expliquent les dérapages budgétaires de plusieurs manières.
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La Théorie du « Tax and Spend »
Thèse incarnée par Reagan : si on réduit les impôts, on prive le Congrès de la possibilité de voter de futures dépenses. Autrement dit, l’augmentation du déficit permet de freiner les dépenses.
Les travaux économiques6 tendent à démontrer que cette théorie n’a pas induit de baisses des dépenses publiques, mais accroît plutôt le déficit budgétaire.
La Théorie du Déficit
Variante de la théorie du tax and speed. Le principe est ici qu’un déficit, une dette, permet de lier le gouvernement successif.
« Un des résultats étonnant est que les gouvernements de droite ont tendance à augmenter le déficit pour empêcher les gouvernements de gauche de dépenser7. »
La Théorie du « Public Choice »
Théorie de Buchanan et de Wagner, selon laquelle le déficit permet d’obtenir le soutien de l’électorat en augmentant les dépenses et en baissant les prélèvements obligatoires (impôts et contributions sociales).
« Les hommes politiques qui proposent une hausse des dépenses sont réélus alors que ceux qui proposent une baisse des dépenses ou une hausse des impôts sont battus aux élections. Les contraintes institutionnelles ont changé : la fin du système de l’étalon-or, l’affaiblissement de la morale victorienne, l’influence keynésienne, le délitement des règles et des liens intergénérationnels ont rendu moins coûteux politiquement le recours aux déficits. »
Cette théorie n’explique néanmoins que partiellement la réalité, puisque des pays ont mené des ajustements budgétaires réussis.
La Théorie de la Redistribution Intergénérationnelle
Théorie proche de celle du public choice, selon laquelle une génération bénéficie de dépenses publiques payées par la génération suivante (égoïsme générationnel).
Pour l’auteure, cette théorie ne rend pas compte de la diversité des situations.
Les Problèmes de Gouvernance
Une gouvernance instable et en minorité a tendance à accroître l’endettement, notamment dans les cas suivants :
Mandats courts et alternances politiques fréquentes8 ;
Conflits entre partis politiques et au sein des coalitions gouvernementales9 ;
Un nombre de partis au gouvernement particulièrement élevé10.
La Théorie de la Guerre d’Usure
La théorie de la guerre d’usure11 dispose que chaque acteur (la théorie parle de « joueurs ») comprend la nécessité d’une réforme et de juguler la dette, mais que ces acteurs marchandent pour reporter le poids de l’ajustement budgétaire sur une autre catégorie.
« Les groupes se livrent alors une guerre d’usure pour déterminer la part de chacun dans le règlement du déficit budgétaire, guerre d’usure qui se traduit par un retard dans la réalisation de l’ajustement. »
Caractéristiques des joueurs :
⁃ Pour le maintien ou l’augmentation des dépenses publiques : les agents publics12, la population profitant des transferts (et notamment les retraités) ;
⁃ Pour la baisse des dépenses publiques : les employeurs, les professions libérales, les associations patronales.
À l’évidence, ce mécanisme, s’il est purement rationnel au titre de chaque acteur, aboutit à une gestion collective totalement irrationnelle du problème. Tout retard dans la gestion du déficit et de la dette aggravant la situation, donc la difficulté à trouver un accord.
Cette théorie permet aussi de déterminer une priorité : diminuer les dépenses.
« La croissance de la charge de la dette est dissymétrique selon que l’on considère un ajustement par les dépenses ou un ajustement par les recettes. En effet, le coût de l’ajustement par les dépenses augmente moins vite que le coût de l’ajustement par les recettes13. »
En précisant que ces données sont bornées : le niveau d’imposition maximal est fini, de même pour le niveau minimal de dépenses publiques14.
Comment Évaluer la Performance du Service Public ?
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L’auteure s’engage ensuite dans une réflexion stimulante sur la performance dans le service public.
Elle souligne le fait que nous nous retrouvons face à une aporie. Les politiques publiques sont complexes et portent en elles une multiplicité d’objectifs :
Quel peut être l’objectif pour la Justice, par exemple ? Le temps pour juger une affaire ? Le nombre de recours ? La légalité de la décision (taux de réformation) ? Le coût complet ? L’égal accès ?…
Puis, à la difficulté de construire un objectif s’ajoute celui de construire un indicateur…
Compte tenu de la pluralité de finalités, deux possibilités s’offrent à l’analyste :
La multiplication des indicateurs, afin de couvrir de manière exhaustive une activité donnée. Mais, à l’évidence, cette multiplicité d’indicateurs empêche toute opérationnalité ;
La création d’un indicateur unique, synthétique, pondérant un ensemble d’indicateurs. Construction aussi sensible que complexe.
Par ailleurs, tous les indicateurs peuvent contenir des effets pervers et des externalités négatives. Cette gestion par indicateur impliquant une logique de croissance, qui n’est pas nécessairement compatible avec les objectifs de politique publique.
« Parfois, il peut être plus important de limiter les effets non désirables que d’augmenter la production de biens désirables. »
L’auteure cite le cas d’un programme de 1988 dans le district de Columbia visant à diminuer les délais de jugement… ce qui a entraîné une augmentation du recours au juge.
« Les biens publics sont souvent de nature symbolique et se prêtent difficilement à la construction d’indicateurs précis de performance. »
Comment Payer les Fonctionnaires ?
L’auteure relève d’abord que la structure de rémunérations des fonctionnaires est généralement rigide et que si la part de primes est élevée, elle est en définitive peu corrélée aux résultats.
Une Rémunération des Agents Publics Supposée Inefficace
La théorie économique postule une inefficience du mode de rémunérations des agents publics :
Dans le secteur privé, les salariés sont intéressés aux bénéfices et peuvent facilement être licenciés ;
Dans le secteur public, les salaires sont fixes, ce qui serait doublement désincitatif : parce qu’il n’incite pas à l’effort (le hasard moral) et puisqu’il fait fuir les plus productifs15 (sélection adverse).
Pour Maya Bacache-Beauvallet, ces arguments sont réversibles :
La rémunération des fonctionnaires est spécifique, car leur fonction l’est. Il n’exerce pas une activité économique ;
Les fonctionnaires recherchent l’exercice de fonctions particulières (policier, juge, professeur), plutôt qu’une rémunération plus attractive16 ;
Les fonctionnaires dépendent, par nature, de très gros employeurs. Par nature, leur mode de rémunération est en moyenne plus rigide qu’un salarié du secteur privé (plus souvent employé dans une petite ou moyenne entreprise) ;
Enfin, le secteur public privilégie la qualité sur le coût.
Les Spécificités du Travail Public
« Trois arguments, explique la faiblesse de l’usage des primes pour certains services : la coproduction, l’incomplétude des contrats et l’aversion à l’inégalité »
En développant les trois éléments :
La coproduction implique que dans beaucoup de situations le fonctionnaire agit avec l’usager (élève, citoyen…). Proposer la totalité du bénéfice à l’agent est ici inefficient ;
Le contrat incomplet encourage l’agent à améliorer l’indicateur de performance et non le véritable objectif (écart entre la portée de l’indicateur et la portée beaucoup plus grande des objectifs poursuivis)17 ;
Enfin, l’arbitrage entre efficacité et égalité détermine in fine le montant optimal des primes.
Le Consommateur et l’Usager
Pour l’auteure, la relation marchande serait plus simple : une prestation. Tandis que la relation d’interaction, plus courante dans le secteur public, implique un accompagnement, donc un forfait.
« Notre principale hypothèse est de concevoir le consommateur du service public, non comme un simple client, mais comme un “usager” du service public au sens où il est à la fois le citoyen, demandant le bien et le coproducteur du bien. Nous définissons l’usager comme un des producteurs du service public. »
Le cas topique est celui des professeurs, construire un indicateur de résultats serait en même temps :
Trop volatile pour constituer un système de mesure pertinent et
Comporterait un effet pervers en incitant le fonctionnaire à servir les usagers les plus utiles, productifs, au regard de son indicateur18.
« Une réforme des rémunérations des fonctionnaires ne passe donc pas nécessairement par l’introduction de primes variables avec la performance. »
On peut alors objecter que le secteur privé comporte de telles interactions complexes19, tandis que le secteur public comporte, inversement, de nombreuses prestations simples :
En administration centrale, dans la production du droit ;
Dans les services de gestion et les services supports, etc.
Enfin, il y a aussi il me semble un biais psychologique à prendre en compte : les agents publics veulent voir leur travail récompensé par une évaluation de leur performance20.
Des Propositions Cohérentes avec les Métiers Publics
Compte tenu de ces distinctions, l’auteure élabore une série de trois préconisations :
Faire participer les usagers plus étroitement à la mesure des résultats des services publics ;
Construire des indicateurs de performance plus proches des vrais objectifs de politique publique, par exemple, en permettant aux usagers d’évaluer non pas tant le résultat que l’effort du fonctionnaire ;
Enfin, par la construction d’un mode de rémunération valorisant en même temps l’efficacité et l’égalité de traitement entre les usagers.
Comment Sélectionner les Fonctionnaires ?
L’Importance du Salaire
Plusieurs études convergent sur une relation entre le salaire et le nombre de candidats, donc la sélectivité.
Ainsi, une baisse relative de la rémunération des agents publics entraînerait une baisse du nombre de candidats21.
D’ailleurs, le niveau de rémunération dans le secteur public serait, à tâche comparable, plus élevé que dans le secteur privé22. Ce différentiel serait toutefois en diminution depuis 1970.
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La Gauche Embauche Plus et Paie Moins, la Droite Embauche Moins et Paie Plus
Il existe une corrélation significative entre les gouvernements de gauche et le taux de croissance de l’emploi public.
Cependant, les gouvernements de droite se distinguent également par une corrélation, s’agissant cette fois de la croissance du salaire moyen dans les administrations publiques.
« Par conséquent, on observe que, dans 17 pays de l’OCDE de 1970 à 2001, l’emploi augmente plus vite sous les gouvernements de gauche, ce qui était attendu, mais aussi que le salaire moyen des fonctionnaires augmente plus vite sous les gouvernements de droite. Ce fait entre en contradiction avec la vision d’un monde politique linéaire allant de la gauche vers la droite et représentant les agents des plus pauvres aux plus riches. »
Autre statistique étonnante, il y a autant de grèves de fonctionnaires, que les gouvernements soient de gauche ou de droite.
La Politique de Gestion des Fonctionnaires est Structurante et Constitue un Point de Clivage Gauche-Droite
Pour schématiser :
La droite défend un État restreint, mais plus efficace (productif), avec des fonctionnaires mieux payés ;
La gauche propose un État interventionniste, avec des fonctionnaires plus nombreux, mais moins bien payés.
On sait par ailleurs que la fonction publique a pu être, par le passé, traditionnellement acquise au vote de gauche23 ; ce constat est toutefois nettement plus nuancé aujourd’hui.
Par ailleurs, l’auteure note également une forte polarisation en la matière. Le centre est relativement indifférent aux grands débats, tandis que les extrêmes du champ politique peuvent s’allier (objectivement) contre le modèle de fonction publique, conçue comme une représentation de la classe moyenne24.
La Préférence de l’Auteure pour les Qualifications, plutôt que pour l’Emploi
« La rémunération des fonctionnaires détermine la qualité des fonctionnaires recrutés. Les salaires des juges n’ont pas d’incidence sur la durée moyenne des processus. En revanche, ils déterminent la qualité des juristes qui se présentent aux carrières de juges25. »
Autrement dit, et comme l’énonce Mme Bacache-Beauvallet :
« L’état ne peut pas vouloir embaucher les plus qualifiés et fixer à cette fin un salaire bas. »
Ce faisant, l’auteure évacue le sujet du nombre d’agents publics.
En Conclusion
L’auteure aboutit à trois propositions normatives :
Mettre en place des procédures de coopération avec les fonctionnaires et ne pas alimenter une guerre d’usure ;
Maintenir des primes de productivité faibles ;
En revanche, sélectionner les plus productifs et pour ce faire augmenter le niveau des salaires, quitte à réduire le nombre de fonctionnaires.
« On ne devrait pas chercher à payer les fonctionnaires suivant leur productivité, mais suivant un salaire essentiellement fixe. On ne devrait pas recruter plus d’agents publics, mais au contraire réduire le nombre de fonctionnaires afin de pouvoir mieux les payer, et ainsi sélectionner les agents les plus productifs. Si la réforme de l’État réside bien dans la gestion de sa main-d’œuvre et non pas dans la délimitation de ses frontières d’intervention, elle devrait d’abord concerner la sélection des fonctionnaires et non seulement leur mode d’incitation. »
La théorie de l’amortisseur social implique un retour à l’équilibre une fois la crise passée. ↩
Un rapprochement juridique, par les sources constitutionnelles et européennes ; un rapprochement aussi par les modalités d’action : le droit des affaires public, le recours aux délégations de service public au secteur privé, le développement du contractualisme dans la fonction publique… et inversement, le développement des entreprises à missions et le foisonnement associatif dans le secteur privé. Enfin, un rapprochement dans le pilotage et le contrôle : le développement du reporting, de la recherche de performance. ↩
L’auteure cite trois exemples : le Danemark sur la période 1983 à 1986, l’Irlande de 1986 à 1989 et la Suède à compter de 1995. ↩
En s’appuyant notamment sur l’étude d’Alesina et Perotti de 1995. ↩
C’est notamment le cas pour les dépenses de sécurité. Les dépenses sociales sont aussi très sensibles à cette théorie. Une nouvelle dépense empiète mécaniquement les marges de manœuvre du gouvernement suivant. ↩
Les agents publics, au sein de l’OCDE, se distinguent des salariés du secteur privé par plusieurs caractéristiques : – Ils sont en moyenne plus qualifiés ; – Ils sont plus souvent cadres ; – Ils sont nettement plus syndiqués et cette syndicalisation ne tient pas à un effet de composition. C’est même l’inverse : sur proportion de femmes, minorités et cadres, traditionnellement moins syndiqués. ↩
Des dépenses trop élevées et trop dynamiques sont, à l’évidence, beaucoup plus difficiles à juguler qu’une base fiscale trop faible. ↩
La structure de recettes (prélèvements obligatoires) et de dépenses du pays est donc à prendre en compte. ↩
La théorie économique pose le comportement rationnel des acteurs. Économiquement, il n’est pas rationnel de vouloir devenir policier ou magistrat quand on peut être mieux payé comme avocat ou directeur des affaires juridiques ; pas plus qu’il n’est rationnel de vouloir devenir professeur de mathématiques quand on peut être ingénieur dans une grande entreprise. ↩
Un professeur ou un policier, avec une politique de rendements, peut être amené à sélectionner les actions faciles pour améliorer son indicateur plutôt qu’à défendre une vision universelle de sa mission. ↩
La réflexion peut être poursuivie pour les enquêteurs de police ou les magistrats : comment valoriser les affaires les plus difficiles, dont le temps d’instruction est plus long ? ↩
La formation professionnelle, le coaching et toute démarche d’accompagnement : un avocat, un médecin, un bon commercial… À cet égard, l’ensemble de ces prestations forfaitaires sont hautement concurrentielles et assises sur une évaluation continue, par les pairs et par les usagers. ↩
Keueger (1988) à propos des employés fédéraux étasuniens. Il convient toutefois de souligner la spécificité du modèle américain, par rapport aux modèles européens. ↩
En particulier pour les femmes et les moins diplômés. Constat que l’on peut toujours retrouver dans la fonction publique contemporaine : https://www.leslegistes.fr/les-salaires-dans-la-fonction-publique-en-2025/. Ces éléments sont cependant critiqués : 1° les métiers ne seraient pas pleinement comparables, 2° il n’y aurait pas de prise en compte suffisante des diplômes, 3° la dispersion des revenus étant plus faible, les comparaisons sont faussées, 4° enfin, les salariés du public travaillent, par nature, pour des grandes organisations. ↩
Rouban (1999) : le vote régulier à gauche obtient 66% dans la FP et 46% dans le privé. ↩
Autrement dit, le fonctionnaire est une représentation du bourgeois intellectuel. Un dominant pour les plus bas niveaux de revenus et de qualification, qui ont de plus en plus tendance à voter pour des partis populistes de droite. Un dominé, mais une entrave, pour les hauts niveaux de revenus et de qualifications. ↩
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