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France stratégie a publié fin décembre 2024 un rapport très commenté sur la situation de la fonction publique.
Le constat dressé est alarmant, voire décourageant. On y découvre une fonction publique en crise profonde, marquée par un déclin profond de son attractivité :
- Les difficultés de recrutement sont majeures : 15 % des postes non pourvus en 2022 ;
- Ces difficultés résultent d’une dévalorisation des métiers et de conditions de travail jugées dégradées ;
- Les rémunérations et promotions se révèlent en moyenne moins intéressantes que dans le privé ;
- Plus inquiétant : on assiste également à un recul des inscriptions dans les filières universitaires, principal vivier de la fonction publique ;
- Enfin, toutes ces difficultés de recrutement et de fidélisation du personnel entrainent une dégradation des services publics : accueil des jeunes enfants, éducation, santé, justice.
Le rapport traite des trois fonctions publiques. Cependant, je m’attarderai principalement sur la situation de l’État.
Une crise de la FP profonde et multidimensionnelle
La crise d’attractivité traversée par la fonction publique française est multidimensionnelle et s’installe dans la durée. Elle concerne, dans des proportions variables, les trois versants de la fonction publique :
- La fonction publique d’État ;
- La fonction publique hospitalière ;
- La fonction publique territoriale.
Cette fragilisation s’observe désormais à tous les moments de la relation de travail :
- Avant l’embauche, avec un tarissement des viviers de recrutements et un moindre intérêt des jeunes vers les métiers du service public1 ;
- Pendant le processus de recrutement, avec des proportions de renoncements de lauréats de concours plus élevées qu’auparavant ;
- Puis, au cours de carrière, avec une augmentation des départs volontaires, en particulier dans l’Education nationale.
« Le phénomène est d’autant plus préoccupant que la pénurie engendre la pénurie.
[…]
« Une spirale négative se met en place, reliant les difficultés de recrutement, la dégradation des conditions de travail, la moindre qualité du service et le manque d’attractivité. »
Une situation qui se dégrade
Une crise qui concerne l’ensemble des principaux métiers proposés par l’État
Dans la fonction publique d’État (FPE), les problèmes de recrutement affectent tout particulièrement les métiers des ministères qui recrutent le plus :
- Ministère de l’Éducation nationale (enseignants),
- Ministère de l’Intérieur (gardiens de la paix, gendarmes),
- Ministère de l’Économie et des Finances (inspection des finances publiques),
- Ministère de la Justice (surveillants pénitentiaires et, dans une moindre mesure, greffiers),
- Ministère des Armées (militaires du rang et sous-officiers2).
Mais, ces difficultés touchent également3 :
- Les fonctions support,
- L’administration générale et
- Les métiers très qualifiés des autres ministères (notamment les spécialistes du numérique).
« En 2022, ce sont 15 % des postes offerts aux concours de la fonction publique d’État qui n’ont pas été pourvus (contre 5 % en 2018)4. Un véritable décrochage s’observe depuis les années 2010. »
« Les postulants deviennent insuffisamment nombreux pour couvrir les besoins et les taux de sélectivité plongent : en moyenne, douze candidats se présentaient pour un poste aux concours externes de la FPE sur la période 2000-2010, ils ne sont plus que quatre en 2022. »

L’Education nationale est le ministère le plus exposé à la pénurie, mais les difficultés de recrutement sont généralisées
Les concours de recrutement d’enseignants connaissent, en effet, une désaffection importante. Toutefois, la baisse du nombre de candidats se constate pour l’ensemble des recrutements.
« Les taux de sélectivité sont en 2022 de six candidats pour un poste pour les autres concours de catégories A [hors enseignants], B et C, quand ils étaient respectivement de 22, 29 et 17 en 2000. »


En conséquence, pour l’Éducation nationale, le nombre de postes vacants mesurés à la rentrée scolaire connaît une hausse quasi constante :
- De 1 988 postes vacants en 2006,
- À 4 774 en 2023.
Le recours accru aux contractuels ne permet pas de compenser le manque de candidats aux concours.
Une nouvelle problématique : les départs volontaires
« On observe parallèlement une fragilisation croissante de la capacité de la fonction publique à retenir ses agents. »

En rappelant qu’en droit de la fonction publique, la démission unilatérale n’existe pas. Le fonctionnaire étant recruté par arrêté ministériel ou interministériel, l’administration doit accepter le départ de l’agent5.
Il s’agit donc d’un fait relativement nouveau par son ampleur et sa nature : marquant une forme de délitement du lien entre certains agents et leur administration.
Le tarissement des voies traditionnelles de recrutement
Le manque de candidats aux concours résulte, pour les cadres, d’un tarissement des effectifs d’étudiants dans les filières générales de l’université.
Le nombre d’inscrits en université devrait stagner jusqu’en 2031, selon les projections du ministère de l’Enseignement supérieur6.
À l’inverse, l’enseignement supérieur privé, moins susceptible de conduire à une carrière dans la fonction publique, continue de croître.
Une difficulté plus grande encore pour les formations dédiées à la préparation des concours de la fonction publique
Les étudiants se détournent en particulier des sciences de l’éducation, qui connaissent une chute marquée des inscriptions, autant en licence qu’en master :
De 2016 à 2023, les effectifs en master des métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation ont baissé de 26 %.
Toutefois, le recul est également marqué pour les effectifs inscrits en Institut de préparation à l’administration générale (IPAG) :
De 2008 à 2020, le nombre d’étudiants inscrits en IPAG a baissé de 35 %.
Une jeunesse peu intéressée par l’emploi public
En creux, ce qui apparaît à la lecture du rapport est une forme de désintérêt diffus et profond (puisque partagé) pour la sphère publique :
« La part des sortants de formation initiale qui choisissent l’emploi public décroît, tous diplômes confondus. »
« La « troisième explosion scolaire », traduite par la croissance des effectifs des jeunes débutants diplômés du supérieur, y compris dans les disciplines les plus pourvoyeuses d’agents publics, comme les sciences humaines et sociales, semble ainsi s’être réalisée au seul profit du secteur privé. Le nombre de débutants diplômés du supérieur a, en effet, crû de 17 % dans le secteur privé, mais chuté de 29 % dans le secteur public de 2007 à 20197. »

Les raisons de cette désaffection
Une dévalorisation des métiers
La majorité des agents publics rejoignent la fonction publique pour exercer un métier précis : policier, juge, greffier, enseignant, militaire, inspecteur (des finances publiques, du travail…). Or, ces métiers sont de plus en plus dévalorisés.
Les principaux éléments cités sont :
- Le manque de reconnaissance, alimenté par les discours politiques et médiatiques négatifs et par les exigences des citoyens ;
- La détérioration des conditions d’exercice ;
- Enfin, la représentation de ces métiers comme une « vocation », avec un sous-entendu sacrificiel suscitant : « davantage de compassion que d’envie ».
Une interrogation profonde sur le modèle d’emploi
Par ailleurs, la concurrence à l’œuvre dans la « quête de sens » des actifs est majeure. L’État n’y occupe plus la première place8.
Ce déclin de l’État s’inscrit dans une contestation de sa neutralité (et, peut-être plus encore, des exécutifs locaux), au profit d’organisations non gouvernementales, d’associations, voire d’entreprises à mission.
Le rapport relève également les difficultés inhérentes au recrutement par concours, en particulier par l’incertitude tenant au lieu de première affectation.
Dans ce cadre, le seul argument d’une garantie de l’emploi, qui plus est dans un contexte de baisse du chômage et d’une tension sur les recrutements dans le privé, ne permet pas d’attirer de jeunes actifs.
Le développement ambivalent du recrutement contractuel
Les contractuels bénéficient d’avantages qui semblent attrayants :
- Des modalités d’accès simplifiées (ce point a notamment été relevé dans un rapport récent de la Cour des comptes s’agissant de la direction du budget),
- Un recrutement local qui lève les contraintes de l’affectation géographique,
- Des niveaux de rémunération plus élevés que les titulaires dans certains cas.
Toutefois, la très grande majorité des jeunes entrés dans la FPE comme contractuels (CDD) n’y restent pas9. Par ailleurs, la part des titularisations tend à baisser.
Le recours accru aux contrats peut aussi conduire à fragiliser l’attractivité du statut lui-même.
Un double cadre de gestion s’installe durablement : celui des titulaires et celui des contractuels. Ces deux cadres évoluent en parallèle, potentiellement pourvoyeur d’inégalités, voire de rivalités.
Le modèle de gestion de la FP
Un instrument de promotion social pour les plus diplômés issus de milieux modestes
La fonction publique reste un débouché privilégié pour les diplômés des catégories modestes, et plus encore pour les femmes10.
Pour ces deux catégories, la « pénalité » pour l’accès aux postes d’encadrement est moindre dans le secteur public que dans le privé. Cette surreprésentation des enfants de catégories populaires parmi les cadres du public a eu en outre tendance à s’accentuer dans la période récente :

Pour autant, une difficulté à promouvoir en interne les moins diplômés
En dépit d’un recrutement socialement plus égalitaire (à niveau de diplôme égal), la fonction publique peine ensuite à promouvoir ses agents.
La logique de catégories, contestée encore récemment par le ministre chargé de la fonction publique11, semble réduire pour partie les perspectives d’évolution professionnelle des agents les moins diplômés. Le passage d’une catégorie à l’autre suppose la réussite à des concours ou des examens professionnels, qui peuvent pénaliser les publics les moins qualifiés12.
« Pour ceux qui commencent en bas de l’échelle, les perspectives d’évolution socioprofessionnelles se traduisant par un changement de catégorie et un accès aux échelons supérieurs de la hiérarchie sociale sont en définitive plus limitées que dans le privé. »
Des rémunérations devenues problématiques, en particulier pour les plus diplômés
L’évolution de la rémunération moyenne des agents publics a été inférieure à celle du privé tous les ans de 2011 à 2020 :

En s’attachant à une cohorte de jeunes actifs, on constate des évolutions du salaire médian particulièrement différenciées, alors même que la fonction publique est structurellement plus diplômée que le secteur public :
« De 2002 à 2019, le salaire médian des jeunes travaillant dans le secteur public a progressé en termes réels de 52 %, celui des jeunes du privé de 65 %. »
La fonction publique maintient globalement un positionnement salarial plus favorable au fil de la carrière que le privé pour les moins diplômés.
En revanche, pour les plus diplômés, les perspectives de progression salariale sont moindres dans la fonction publique :
- Pour les hommes diplômés, le secteur privé propose des perspectives salariales nettement plus profitables13 ;
- Pour les femmes, il existe un avantage salarial dans la fonction publique en début et milieu de carrière. Toutefois, cet intérêt s’estompe ensuite, en faveur du secteur privé.
Le rapport note également que la complexité du mode de rémunération dans le secteur public participe de la baisse d’attractivité.
Un déclin de l’autonomie et de la qualité de vie au travail
L’un des derniers avantages comparatifs encore en faveur des agents publics concerne l’autonomie au travail. Cependant, cette spécificité tend à se réduire, notamment pour les emplois plus qualifiés et pour les enseignants, alors même que le soutien hiérarchique reste faible comparé au privé.
Le rôle des collectifs de travail constitue également un atout du public :
- Les salariés du public se déclarent très souvent aidés par leurs collègues (87 %), davantage que dans le privé (79 %), et ce chiffre est en augmentation de 2013 à 2019.
C’est particulièrement vrai dans les métiers peu qualifiés (agents d’entretien, cuisiniers, jardiniers) ainsi que dans le secteur hospitalier, où les collectifs de travail jouent un rôle essentiel : 92 % des salariés s’y sentent soutenus par leurs collègues, contre 82 % de l’ensemble des salariés. Mais, ici encore, ces avantages sont susceptibles de se déliter sous l’effet de la multiplication des statuts et de l’intensification du travail.
Enfin, le temps de travail est plus faible que dans le privé, mais en contrepartie d’un travail sur des horaires plus fréquemment atypiques (soir et weekend). Cependant, une nouvelle fois, les différences entre le secteur public et le privé semblent se réduire.

Ce rapprochement des conditions de travail interroge. Régulièrement soulevé par la doctrine juridique, depuis l’apparition du statut jusqu’à la loi de transformation de la fonction publique, il ne cesse de soulever les débats. Ce clivage constitue d’ailleurs, pour Maya Bacache-Beauvallet, un sujet politique structurant du partage gauche-droite14.
- On pourrait préciser que le moindre intérêt pour le service public concerne… le service public « du secteur public ». Le rapport met ainsi en avant une forme de concurrence dans la réponse au besoin de sens des actifs avec les secteurs associatifs et entrepreneuriaux. L’Etat n’a plus (s’il l’a déjà eu) : « le monopole de l’intérêt général ». ↩
- Toutefois, les métiers techniques qui mobilisent des compétences spécifiques transposables dans le civil sont particulièrement difficiles à recruter. C’est le cas des informaticiens en cybersécurité et renseignement ou des ingénieurs dans le domaine de l’armement. ↩
- Voir également le rapport de la Cour des comptes (2024), Le budget de l’État en 2023. Résultats et gestion, cité par France stratégie. ↩
- DGAFP (2024), Rapport annuel sur l’état de la fonction publique – édition 2024. ↩
- Par ailleurs, une démission n’ouvre pas droit au chômage (en code du travail comme au code général de la fonction publique). ↩
- SIES (2023), « Projection des effectifs dans l’enseignement supérieur pour les rentrées de 2022 à 2031 », Note d’information du SIES, n° 2023-04, avril (cité dans le rapport de France stratégie). ↩
- Ce constat, inquiétant, fait écho au billet de Luc Rouban sur le risque de paupérisation de la fonction publique. ↩
- Ce qui peut apparaître très étrange pour nombre d’agents publics, convaincus du caractère essentiel de leurs missions. ↩
- Élément également constaté à la direction générale des entreprises. ↩
- Ces deux caractéristiques se combinant. ↩
- Mais abandonnée depuis. ↩
- Il faut toutefois préciser que les métiers de cadres dans la fonction publique d’État (mais également dans les autres fonctions publiques) nécessitent des compétences juridiques. Cela peut-être moins le cas dans les services, où les compétences requises pour l’accès à des fonctions supérieures peuvent être plus larges : commerciales, comptables, managériales… ↩
- Le secteur privé est moins égalitaire que la fonction publique s’agissant de l’égalité femmes-hommes. ↩
- Économie politique de l’emploi public, Édition Connaissances et Savoirs, Paris, 2006, 362 p. ↩
