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  • L’ENA, l’école qui meurt deux fois

    L’ENA, l’école qui meurt deux fois

    Temps de lecture : 7 minutes.

    Retour sur un article intitulé : « Les élèves de l’École nationale d’administration de 1848 à 1849 » des chercheurs Howard Machin et Vincent Wright (Oxford University). Lecture qui peut utilement être complétée par un autre article de Vincent Wright, également disponible sur Persée : « L’École nationale d’administration de 1849 : un échec révélateur ».

    Ces auteurs sont les spécialistes de la période. On peut également se reporter au livre de Guy Thuillier, L’ENA avant l’ENA.

     « Un des premiers actes du Gouvernement provisoire établi en février 1948 fut la fondation d’une école d’administration. »

    La création de l’École (nationale) d’administration par Hippolyte Carnot

    Cette école d’un nouveau genre1, envisagée sans succès depuis des décennies, connaîtra toutefois une histoire courte : elle est officiellement supprimée dès l’année suivante en août 1849.

    Elle reste encore aujourd’hui indissociable de la personnalité d’Hippolyte Carnot.

    Qui était Hippolyte Carnot ?

    Ancien élève de l’École polytechnique, Hippolyte Carnot entendait dupliquer le modèle de cette école aux savoirs administratifs. Ce faisant, M. Carnot poursuivait trois objectifs :

    • Un instrument de promotion sociale et de renouvèlement des élites ;
    • La mise à disposition pour le gouvernement d’une pépinière de talents disposant d’une formation de haut niveau. L’administration devant : « posséd(er) dans les rangs secondaires une pépinière de jeunes sous-officiers capables de remplacer immédiatement les supérieurs empêchés »2 ;
    • Enfin, la possibilité de mettre fin au népotisme et au favoritisme dans les recrutements.

    « La pensée qui présida à la fondation de l’École d’administration répondait au sentiment démocratique, je n’ai pas besoin de dire de quelle manière : en ouvrant aux capacités la porte des emplois publics, elle détrônait le plus absurde des privilèges, celui d’administrer par droit de naissance ou par droit de richesse… »

    La période d’études était fixée à trois ans et le nombre d’élèves à six cents (deux cents par année3). Un modèle, là encore, très proche de l’École polytechnique4.

    Il convient de souligner l’origine républicaine de cette école, alors même qu’une grande continuité a pu exister dans l’administration entre les différents régimes. S’agissant du fonctionnement comme des hommes. À cet égard, la bascule dans le Second Empire sonnera rapidement le glas de cette école.

    La deuxième République. Musée Ingres, Montauban. À consulter à cette adresse : https://histoire-image.org/etudes/figures-symboliques-iie-republique.

    Un concours pour les jeunes hommes de 18 à 22 ans

    Un processus de sélection en deux temps

    Deux catégories d’épreuves ont été mises en place pour assurer l’admissibilité, puis l’admission. Celles-ci étaient en tous points semblables aux épreuves de l’École normale supérieure :

    • Les épreuves d’admissibilité étaient purement orales et comportaient des questions de grec, de latin, d’histoire littéraire, d’arithmétique, de géométrie et d’algèbre ;
    • Les épreuves d’admissions étaient orales et écrites et comportaient des interrogations de version latine, d’histoire de France, de physique, de chimie et de sciences naturelles.

    Cette très grande diversité des épreuves et leur caractère très général contrastait avec les velléités opérationnelles du processus de sélection.

    Par ailleurs, les préparations n’étant pas proposées par les facultés, celles-ci demeuraient à la charge des candidats.

    Un premier concours organisé en 1848 et suscitant un certain enthousiasme, avant de s’essouffler dès l’année suivante

    Au premier concours, de mai à juin 1848, près de 865 candidats se présentèrent. À l’issue des épreuves : 152 candidats sur les 200 envisagés furent sélectionnés.

    Au second concours, organisé en novembre 1848 et uniquement à Paris, la chute des candidatures est drastique : 174 candidats se présentèrent aux épreuves, pour 106 places. Il s’agissait le plus souvent de ceux écartés du premier concours.

    Cette dégradation rapide de l’image de l’école tient à une multiplicité de raisons :

    • La qualité des enseignements5,
    • Les débats rapides sur l’opportunité de supprimer cet établissement,
    • L’absence de perspective professionnelle assurée (contrairement à l’École polytechnique, par exemple)
    • L’absence d’indemnités pour suivre le cursus.

    Les origines sociales des élèves : la bourgeoisie des grandes villes

    Une surreprésentation des classes urbaines

    Les individus de grandes villes sont surreprésentés :

    • 17 % des étudiants étant d’origine parisienne (alors que 2,9 % de la population habitait à Paris6) et trois candidats sur cinq avaient ou effectuaient au moment du concours leurs études à Paris ;
    • Deux sur cinq provenaient d’un chef-lieu de département.

    Ceci s’expliquait par les professions exercées par les pères :

    • Près de 30 % étaient agents publics,
    • Environ 25 % dans le commerce, l’industrie ou la banque,
    • 20 % étaient libéraux,
    • Le reste étant propriétaire, cultivateur, artisan.

    L’apparition d’une classe bourgeoise « moyenne »

    Même si quelques grandes familles sont présentes. Les auteurs soulignent toutefois l’extraction relativement faible des élèves. Beaucoup n’auraient probablement pas pu accéder à la haute fonction publique sans ce concours.

    Comme aujourd’hui, l’essentiel des candidats provient de la bourgeoisie et pour une infime minorité (moins d’un sur douze alors) de classes modestes. Cette origine relativement commune dénote fortement avec le recrutement aristocratique de l’époque s’agissant de la haute fonction publique7.

    Pour autant, et d’une manière semblable à l’École nationale d’administration de 1945, les auteurs notent une concentration particulièrement élevée d’élèves de grands lycées, le plus souvent parisiens : Henri IV, Louis-le-Grand, Charlemagne… et très souvent privés : Sainte-Barbe, Rollin et Vaugirard, notamment.

    « C’est ainsi qu’une des conséquences paradoxales de la création de l’École d’administration, si elle avait duré, autant été d’ouvrir la porte de l’administration aux enfants très doués des écoles privées, souvent issus de riches familles catholiques. »

    Quel bilan ?

    Une mort rapide

    Le destin de l’École est scellé avec l’accession à la présidence de la République de Louis-Napoléon Bonaparte.

    Alfred de Falloux remplace Hippolyte Carnot comme ministre de l’instruction publique et suspend presque immédiatement les cours, avant de faire supprimer l’École par l’Assemblée quelques mois plus tard, en août 1949.

    Du cycle initialement prévu sur trois ans, l’enseignement dura à peine cinq mois pour la première promotion et six semaines pour la seconde.

    Une majorité d’étudiants poursuivirent logiquement leurs études dans les facultés de droit8, traditionnelles voies d’accès à la fonction publique. D’autres dans des écoles d’ingénieurs (Saint-Cyr, École polytechnique, École des Mines, École centrale…).

    Certains encore choisirent une tout autre carrière (sciences, médecine, etc.) ou ne continuèrent pas leurs études.

    Des carrières difficiles pour les lauréats

    Un effet quasiment nul sur les carrières des élèves

    En l’absence de formations sérieuses et de droits d’accès spécifiques à l’administration, les élèves des deux promotions entamèrent des chemins tout à fait personnels.

    Deux cinquièmes furent nommés à des postes dans l’administration, mais la plupart dans des emplois peu importants et encore moins prometteurs. Seule une minorité devint auditeur au Conseil d’État ou attaché aux Affaires étrangères.

    Sur les 258 anciens élèves, il n’y eut ainsi que deux conseillers d’État et huit préfets, aucun auditeur de la Cour des comptes, un seul directeur général d’administration (à la direction générale des Monnaies), deux ambassadeurs, deux consuls généraux et quatre ministres plénipotentiaires.

    Vingt-cinq devinrent simples professeurs, la majorité des étudiants en droit devinrent avocats.

    Un accès aux plus hautes fonctions publiques qui demeure réservé aux grandes familles

    Ainsi, M. Senès, premier au concours de la première promotion, finit sa carrière comme agent d’assurance tandis que M. Triaire, premier de la seconde promotion, demeura toute sa vie professeur de lycée.

    En définitive, la place au concours n’était d’aucune aide : les rares élèves qui finirent hauts fonctionnaires se trouvaient pour l’essentiel entre la 90ᵉ et la 130ᵉ place… Tous étaient issus de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie.

    Inversement, on peut légitimement penser que l’école aurait pu, comme l’a fait l’ENA un siècle plus tard, renverser les modalités habituelles de sélection en permettant à des jeunes gens9 intelligents d’accéder aux plus hautes fonctions. Peu importe leurs origines — même si celles-ci étaient, et demeurent aujourd’hui, généralement bourgeoises.

    Une école qui ne satisfaisait finalement personne

    Une contestation tous azimuts

    La première contestation vint du monde universitaire, jusque-là seule pourvoyeuse de fonctionnaires administratifs et jalouse de ses prérogatives.

    Cette mise en place d’une première École d’administration a été également très mal vécue par le sérail administratif, attaché à ses facultés de sélection et de promotion de son personnel. Crainte aussi partagée par les « petits fonctionnaires », soucieux de pouvoir conserver des marges d’avancement en dehors de ce que certains pouvaient considérer comme un « élitisme estudiantin ».

    Enfin et surtout, les politiques y ont vu une perte de pouvoir en empêchant le « patronage » alors très répandu et permettant de se constituer une clientèle, en dépit des quelques règles minimales de compétences (notamment l’exigence d’une licence de droit).

    Le rôle ambigu des forces conservatrices et bourgeoises

    Cette école sera par ailleurs très critiquée par une partie de la moyenne et haute bourgeoisie. Un tel mode de sélection pouvant porter le germe de la sédition par la promotion de classes laborieuses jugée plus instable.

    Pour autant, force est de constater que la droite conservatrice ne portera aucunement atteinte aux autres « Grandes Écoles », toutes publiques et assises sur un concours. L’École normale supérieure, l’École des chartes, l’École des mines, l’École des ponts et chaussées et, plus encore, l’École polytechnique seront même particulièrement soutenues par les monarchistes et bonapartistes.

    Une interrogation plus profonde sur la finalité de l’enseignement

    Pour beaucoup, ce qui détonnait était surtout l’incompréhension devant la création d’une école consacrée à des matières aussi peu scientifiques.

    À cet égard, le mode de recrutement et le contenu des enseignements ensuite délivrés détonnaient avec cette prétention à l’opérationnalité. Nous ne pouvons que penser à La Princesse de Clèves et aux débats permanents sur le rôle des écoles professionnelles.

    1. Il s’agit de la première école dédiée à la « science administrative ».
    2. Le Conseil d’Etat devait initialement constituer cette pépinière, mais finalement sans grand succès.
    3. Avec une administration toutefois largement plus légère en effectifs qu’aujourd’hui, voir par exemple l’article sur ce blog consacré à l’administration centrale dès l’Ancien régime. Un tel périmètre recouvre donc les actuels attachés d’administration et administrateurs de l’Etat.
    4. En précisant que cette nouvelle école, s’agissant des enseignements, étaient adossée au Collège de France.
    5. Les enseignements étaient dispensés dans les locaux du Collège de France et portaient sur des sujets très divers et parfois très éloignés de la matière administrative. Les cours de minéralogie ont notamment longtemps constitué un sujet de plaisanterie. Ce qui permettait aux contempteurs de souligner l’hérésie de vouloir constituer un enseignement se prétendant scientifique et administratif sans trop d’effort.
    6. Soit une sur-représentation de près de 6 fois le poids de Paris sans la démographie française. Pour autant, ce concours n’en constitue pas moins une avancée. MM. Machin et Wright rapportent ainsi que sur les 234 auditeurs du Conseil d’Etat sous le Second Empire, 102 étaient originaires de Paris.
    7. Durant le Second Empire, un cinquième des conseillers d’Etat seront originaires de l’aristocratie et les quatre cinquième restant de la haute bourgeoisie.
    8. 113 obtinrent une licence en droit.
    9. Allusion évidemment à l’ouvrage de Mathieu Larnaudie : https://www.amazon.fr/jeunes-gens-Enqu%C3%AAte-promotion-Senghor/dp/2246815096
  • Les Spécificités du Corps des Administrateurs de l’État (et des Attachés d’Administration)

    Les Spécificités du Corps des Administrateurs de l’État (et des Attachés d’Administration)

    Temps de lecture : 7 minutes.

    Jean-Michel Eymeri est l’auteur de nombreux ouvrages, en particulier sur la haute fonction publique et la scolarité à l’École nationale d’administration (« ENA »), désormais remplacée par l’Institut national du service public (dit, « INSP »).

    Dans l’ouvrage Science politique et interdisciplinarité (2002) sous la direction de Lucien Sfez, M. Eymeri revient sur ses « trouvailles » relatives à l’étude des administrateurs civils1. En voici quelques-unes avec des commentaires.

    La Hiérarchie entre le Concours Externe et les Autres Concours : Interne et Troisième Concours

    « Lorsque l’on travaille à l’ENA, on découvre qu’il n’existe nulle part dans cette maison une liste des élèves et anciens élèves ventilée par origine de concours. Tout le monde la connaît bien sûr pour les deux promotions en cours de scolarité, mais ensuite la mémoire en est comme par hasard perdue2. Du coup, il est impossible d’établir le tableau statistique si simple consistant à mettre en rapport l’origine de concours d’entrée et le corps de sortie. Il m’a fallu un mois et demi de travail d’archives et d’inavouables complicités pour constituer cette liste des 5 106 élèves sortis de l’ENA depuis 1945 répartis par origine de concours. »

    Les résultats sont explicites :

    • 8,6 % d’internes à l’Inspection générale des Finances ;
    • 14,9 % à la Cour des comptes ;
    • 24 %dans la diplomatie ;
    • 41 % à l’Inspection générale des affaires sociales ;
    • 44,3 % dans le corps des administrateurs civils ;
    • 62 % parmi les conseillers de tribunaux administratifs et
    • 79 % pour les Chambres régionales des comptes.

     « C’est précisément la hiérarchie de prestige des corps et l’ordre dans lequel ils sont choisis en fonction du rang de sortie. Le constat se passe de commentaire. »

    Source : Pexels, Pixabay
    Source : Pexels, Pixabay

    Il convient de préciser que ce constat est identique pour les autres concours, comme celui des instituts régionaux d’administration (IRA)3.

    Les élèves des IRA issus du concours externe sont nettement plus nombreux à être affectés en administration centrale (univers jugé plus prestigieux) qu’en administration déconcentrée et à plus forte raison en administration scolaire et universitaire. C’est l’inverse pour les élèves issus du concours interne.

    En précisant que le phénomène est plus complexe qu’il n’y parait puisque pour le concours d’attaché d’administration, régulièrement, l’intégralité des places au concours interne ne sont pas pourvues.

    Il existe donc, en moyenne, un différentiel de compétences et connaissances entre les sorties d’écoles et les candidats fonctionnaires ; au profit des premiers.

    L’Absence de Réflexion sur les Autres Modes d’Accès aux Corps de l’INSP (ex-ENA)

    Ce qui est aussi étonnant, notamment de la part d’un grand spécialiste de la fonction publique comme M. Eymeri, est l’absence de réflexion sur le tour extérieur des administrateurs de l’État (ex administrateurs civils).

    Le tour extérieur présente quasiment autant de candidatures que le concours interne, mais à la différence du concours interne, l’ensemble des candidats se présentent effectivement aux épreuves. Autrement dit, le vivier y est nettement plus important4.

    Ainsi, pour 2024, le tour extérieur proposait presque quatre fois plus de place que le concours interne de l’INSP :

    • 525 candidats ont candidatés au tour extérieur, 214 ont été auditionnés par le comité de sélection, pour 76 lauréats ;
    • Tandis qu’au concours interne de l’INSP, 548 agents publics se sont inscrits, mais seuls 297 candidats sont allés au bout des épreuves écrites. 48 ont été déclarés admissibles et 22 admis.

    Le Système du Classement de Sortie de l’ENA est Injuste

    L’auteur qualifie ce classement d’ « énorme mécanique », avec dix-sept épreuves aux notes et aux coefficients différents représentant (alors) un total théoriquement atteignable de 1 000 points.

    Or, l’auteur constate tout d’abord une forte homogénéité dans les notations des épreuves écrites sur la centaine d’élèves d’une promotion. Selon lui, soixante-dix élèves se tiennent à l’issue des notations à un ou deux points les uns des autres. Il dénombre même une quarantaine d’ex aequo.

    « Ramené à une moyenne générale sur vingt, cela représente 0,02 point d’écart entre les gens, ce qui n’a proprement aucun sens. »

    Deux notes vont finalement se révéler véritablement discriminantes :

    • La note de stages, qui représente 20 % du total de points et qui est évidemment tout sauf une épreuve anonyme. Une différence d’un point représente un différentiel de vingt points, soit quinze à vingt places selon l’auteur.
    • L’oral de langues vivantes, où un point sur dix en représente sept au classement final. L’auteur y décèle l’une des sources les plus évidentes d’inégalités en raison de l’origine sociale5.

    À l’évidence, la réforme du mode d’affectation de l’INSP a donc été une bonne chose. Ce constat vaut désormais pour le passé6.

    Cependant, dans la sphère de la fonction publique d’État7, le classement de sortie demeure la règle pour les agents publics. Sans doute avec moins de conséquences sur la carrière que celui pratiqué autrefois par l’ENA.

    La Spécificité du Corps des Administrateurs Civils (et des Attachés d’Administration de l’État…)

    Pour l’auteur, les administrateurs civils (désormais « administrateurs de l’État ») sont un corps en termes juridiques, mais ils ne constituent pas un ensemble qui fait corps au sens sociologique :

    • Ni sentiment subjectif d’appartenance (solidarité ou « esprit de corps ») ;
    • Ni homologie des conditions matérielles d’existence ;
    • Ni représentants ou chefs de corps qui le feraient exister en le représentant ;
    • Ni action collective.

    Voilà un corps qui ne fait pas corps.

    A mon sens, c’est ici le caractère interministériel qui pose davantage question. Ce qui implique une forte diversité dans les missions poursuivies, les fonctions exercées et les ministères d’affectation (sans évoquer les opérateurs et organismes satellites).

    Là encore, le corps des administrateurs civils partage ces spécificités avec celles des attachés d’administration : couteaux suisses de l’administration, souvent isolés dans des ministères très techniques face aux « corps maisons » : inspecteurs, ingénieurs, techniciens, professeurs, magistrats, militaires, policiers et gendarmes, professions de santé…

    Il convient toutefois de nuancer ce constat s’agissant des administrateurs. Le corps dispose d’une association d’anciens élèves de l’INSP puissante8 et a bénéficié d’une très forte revalorisation indiciaire à l’occasion de la disparition des grands corps (voir l’article sur les rémunérations dans la haute fonction publique).

    Sur le Quotidien du Travail en Administration Centrale

    L’auteur est tout d’abord frappé par le fait que l’expertise se trouve à la base et que l’échelon de chef de bureau est bien souvent le dernier à maîtriser le fond des dossiers.

    Au-dessus, du sous-directeur jusqu’au cabinet, les acteurs se situent dans le « méta », la coordination, l’animation, le commentaire, la négociation, l’arbitrage, le marketing pour vendre telle idée aux partenaires extérieurs et au ministre…

    Un autre point-clé, ignoré de l’extérieur, est le petit nombre de hauts fonctionnaires en charge de secteurs économiques ou juridiques aux enjeux pourtant considérables :

    « Bien souvent, une sous-direction, c’est-à-dire quatre à six énarques9, plus le double ou le triple de cadres A, gèrent un secteur économique entier. Par exemple, l’interface au sein de l’État de tout l’univers des assurances est assumé par une sous-direction au Trésor. Quant au secteur autoroutier, c’est un bureau à la Direction des routes à l’Équipement. »

    Le phénomène est identique dans l’ensemble des ministères. Pour prendre l’exemple des affaires sociales : il suffit de se munir d’un organigramme et d’identifier qui est en charge de la Caisse nationale des allocations familiales, du financement de l’autonomie des personnes âgées, de l’indemnisation des chômeurs, du financement des retraites, de l’organisation du système de soins et de santé sur telle ou telle thématique…

    « C’est là un phénomène saisissant quand on devient un familier de la machine étatique10. »

    Source : Pexels, Rickyrecap
    Source : Pexels, Rickyrecap

    On est aussi frappé par les graves carences de la mémoire administrative :

    « L’État, cette institution en charge de la continuité historique, a très mauvaise mémoire. Le turn over trop rapide des énarques sur les postes (trois à quatre ans en moyenne11) y est pour beaucoup, à la différence des hauts fonctionnaires allemands qui restent dix à quinze ans dans le même poste. Du coup, les énarques passent leur temps à refaire des notes rédigées par leurs prédécesseurs, à réinventer des solutions homologues à des problèmes similaires voire, ce qui n’est pas rare, des solutions identiques aux mêmes problèmes : cette dialectique du même et de l’autre est particulièrement intéressante. Ce que l’on appelle la « continuité de l’État » semble ainsi résider moins qu’on l’imagine dans une mémoire conservée que dans la continuité des enjeux à traiter et dans la continuité interpersonnelle des schèmes incorporés que les hommes de l’État appliquent à ces enjeux. »

    Source : Pexels, Pixabay
    Source : Pexels, Pixabay

    L’auteur observe également le rôle spécifique des hauts fonctionnaires dans le travail d’administration centrale, à savoir celui de traducteur :

    « Le rôle collectif des énarques des services consiste à mettre en forme les enjeux et les solutions techniques dans des catégories suffisamment générales, simples et politiques pour être compréhensibles par le ministre et son cabinet, et au-delà les journalistes et autres faiseurs d’opinion. En sens inverse, ils traduisent en mesures et en dispositifs concrets les discours et les orientations générales du politique. »

    La Posture du Haut Fonctionnaire en Administration Centrale : Neutralité et Loyauté au Service d’une Nouvelle Forme d’Engagement ?

    L’auteur constate enfin une redéfinition du caractère concret de la loyauté des administrateurs envers le politique.

    « En résumé, du modèle classiquement weberien de la loyauté comme neutralité, on est en pratique passé à une définition de la loyauté comme devoir d’engagement12. »

    Cet engagement implique que le haut-fonctionnaire ne se limite pas à proposer des solutions au cabinet du ministre, il émet des préconisations et il essaie de démontrer en quoi celles-ci permettraient de concrétiser un souhait ou une ambition gouvernementale.

    « Dans une machine bureaucratique qui fonctionne au blocage et à la non-décision, si les intéressés ne s’investissent pas dans les dossiers dont ils ont la charge au point d’en faire une affaire personnelle, les dossiers « s’encarafent » et n’aboutissent pas. »

    1. Chapitre intitulé « Les gardiens de l’Etat. Une sociologie des énarques de ministère », pages 161-164, notamment disponible sur OpenEdition Books : https://books.openedition.org/psorbonne/80432
    2. Ce n’est pas tellement un hasard, mais plutôt un principe. Le lauréat du concours, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, devient un « énarque ».
    3. Voir ici les travaux d’Olivier Quéré.
    4. Il est également, structurellement, très différent : les lauréats du concours interne sont en général nettement plus jeunes que ceux issus du tour extérieur qui constitue plutôt la sanction d’un parcours déjà réussi, marqué par l’accès à des positions supérieures.
    5. Ce point constitue de faire débat. En témoigne par exemple la demande formulée par le président du jury aux concours de l’INSP pour 2024 de « modifier radicalement l’épreuve d’anglais » qui constitue une note éliminatoire. « Plusieurs candidats remarquables, qui avaient fait forte impression aux jurys, ont été éliminés pour cette seule et unique raison. Je considère, comme la totalité du jury du concours 2024 que cette situation est absolument inacceptable. »
    6. Le dernier classement de sortie est celui de la promotion Germaine Tillion (2021-2022)… annulé par une décision du Conseil d’État du 12 avril 2024.
    7. Ce qui exclut donc l’École nationale de la magistrature (ENM), l’Institut national des études territoriales (INET) ou l’École des hautes études en santé publique (EHESP).
    8. L’association « Servir » : https://www.serviralumni.com/fr/page/association
    9. Cette proportion est celle des ministères économiques ou financiers, de l’Intérieur ou des Affaires étrangères. L’encadrement par les énarques est plus léger dans les directions techniques, voire parfois très rare.
    10. Et c’est l’un des grands facteurs d’attractivité de la fonction publique, notamment en administration centrale : concevoir un projet de loi avec le cabinet ministériel, défendre ce projet de loi ministériel devant les services du Premier ministre, puis le Conseil d’Etat et enfin le Parlement. Être en interface avec des fédérations de professionnels, publics ou privés. Parler systématiquement en dizaines de millions ou en dizaine de milliards d’euros. Concevoir des stratégies de politiques publiques engageant la collectivité sur dix à vingt ans, parfois davantage. Voilà des éléments pouvant passionner n’importe quel individu intéressé par les politiques publiques.
    11. Souvent moins, avec une durée sur les premiers postes de parfois tout juste deux ans. A ce propos, un livre intéressant est celui de Pierre Fournier, Quarante ans place Fontenoy, sur l’expérience d’un ancien rédacteur confronté à l’apparition des énarques et à cette nouvelle gestion des ressources humaines. Il convient de mentionner que le recours aux contractuels augmente cette volatilité, y compris chez les cadres A.
    12. Cette neutralité dans l’engagement est aussi associée au système anglais, où le haut fonctionnaire est réputé travailler indifféremment de la majorité ministérielle.